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Page:Revue des Deux Mondes - 1891 - tome 103.djvu/224

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de l’ornithorynque. Telle est la vraie manière d’entendre « la relativité de la connaissance; « telle est la bonne; telle est la seule qui ne soit pas sophisme et logomachie pure. Eussions-nous « l’œil à facettes d’une mouche » ou « le cerveau rude et simple de l’orang-outang, » les choses pourraient changer pour nous d’aspect ou de signification, mais non pas les rapports qui continueraient pour nous de les unir entre elles, ni le système quelconque, mais toujours lié, qu’ils formeraient ensemble. Et, de là, puisque les lois ne sont pas autre chose que l’expression de ces rapports, il en résulte enfin que de nier la possibilité de la critique objective, c’est nier la possibilité d’une science quelconque. S’il n’y a pas de critique objective, il n’y a pas non plus d’histoire naturelle, ni de chimie, ni de physique objectives. Ce qui ne veut pas dire que la critique soit une « science, » mais qu’elle en tient pourtant, et qu’ayant, comme la science, un objet précis, elle peut emprunter à la « science » des méthodes, des procédés, et des indications.

Comment donc l’a-t-on pu méconnaître? Il y en a bien des raisons, parmi lesquelles je ne veux choisir, pour la donner ici, que la moins désobligeante, ou la plus flatteuse même, pour nos critiques impressionnistes. C’est qu’ils ont beau faire de la critique : ils nourrissent tous dans le fond de leur cœur une secrète ambition de romancier, d’auteur dramatique ou de poète. Ainsi Sainte-Beuve, autrefois, qui savait bien, puisqu’il l’a dit lui-même en propres termes, que « la vraie condition de l’esprit critique est de n’avoir point d’art à soi, » mais qui ne pouvait s’empêcher, aussi souvent qu’il lui fallait parler de Balzac ou d’Hugo, de regarder du côté de Joseph Delorme ou de Volupté. Il en est de même de M. France, et de M. Lemaître, et de M. Paul Desjardins. Quand M. Desjardins, le plus jeune des trois, ne serait pas déjà l’auteur de quelques Nouvelles, ses articles de critique, la forme habituelle qu’il leur donne, ce qu’il prend plaisir à y mêler de traits descriptifs ou de retours sur lui-même également étrangers au sujet qu’il traite, nous dénonceraient encore le romancier qui sommeille en lui. Pour M. Lemaître, après avoir presque débuté par de Petites Orientales, si j’ai bonne mémoire, et après avoir écrit des Contes, parmi lesquels il y en a bien deux ou trois de charmans, c’est le théâtre qui l’attire aujourd’hui, comme le savent tous ceux qui naguère applaudissaient Révoltée, ou, plus récemment, le Député Leveau. Enfin, pour ne rien dire des Noces corinthiennes ou des Poèmes dorés, ce n’est pas dans sa critique, c’est dans le Crime de Sylvestre Bonnard ou c’est encore dans Thaïs que M. France a mis le meilleur de lui-même. Évidemment, tous tant qu’ils sont, si la critique les intéresse, elle n’a jamais été ni ne sera jamais leur principale affaire; ou plutôt ils n’y font qu’essayer, en attendant de leur donner une autre forme, plus personnelle