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Page:Revue des Deux Mondes - 1891 - tome 103.djvu/271

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était réglé et concerté dans le moindre détail avec son frère. C’était, en effet, dans sa pensée, le chevalier qui devait être chargé d’exécuter le coup hardi qu’ils avaient imaginé en commun. Serait-ce faire tort au héros de Prague de supposer que, parmi les considérations qui militaient dans son esprit en faveur de son audacieux projet, figurait (au second rang sans doute, et loin derrière les raisons stratégiques) le désir d’en confier le soin et d’en assurer la gloire à ce frère aimé? Ne peut-on pas croire qu’il le voyait déjà en espérance, descendant en vainqueur les pentes des Alpes, et dictant dans Turin même à Charles-Emmanuel épouvanté une soumission qui jetterait le désordre dans la coalition des ennemis, et donnerait peut-être ainsi le signal de la paix générale ? Ainsi un nouveau Belle-Isle terminerait glorieusement la guerre qu’un autre Belle-Isle avait commencée.

Malheureusement, il était beaucoup plus aisé au général espagnol de faire partager aux médiocres ministres de Ferdinand VI ses vues étroites et son jugement superficiel, qu’au général français d’associer à la hardiesse de son dessein l’irrésolution et la timidité des conseillers de Louis XV.

Le comte d’Argenson avait déjà entre les mains le mémoire envoyé par Belle-Isle à la défense de son système et peut-être avait-il eu le temps d’en donner connaissance au roi, quand arrivèrent, comme on l’a vu, au quartier-général de Tongres, le ministre des affaires étrangères accompagné du duc d’Huescar. Cet ambassadeur apportait l’ordre exprès de sa cour de réclamer à tout prix la marche immédiate de toute l’armée combinée sur Gênes et de s’opposer tout aussi nettement à la diversion méditée par le Dauphiné sur le Piémont. Il jetait les hauts cris, disait plus tard Puisieulx, déclarant qu’il y allait de l’honneur de son souverain, par suite du maintien de l’alliance entre les deux cours. Ce fut sous l’impression de cette menace que la question dut être portée par les deux ministres devant le roi : il s’agissait de mettre en balance les raisons militaires développées par Belle-Isle et les considérations d’un tout autre ordre que Puisieulx, très à regret, mais par la nécessité de son office, était obligé d’exposer. Le seul qui fut admis à la délibération tout intime de ce petit concile, ce fut le maréchal de Noailles, encore présent en Flandre et à qui Belle-Isle (quelque peu de goût que les deux maréchaux eussent l’un pour l’autre) avait cru devoir écrire directement, en faisant appel, pour obtenir son appui, à son expérience: « Ce n’est pas vous, disait-il, qui nous conseillerez de nous embarquer dans cet étau de Gênes par un défilé de cinquante ou soixante lieues, sans plage, sans communication et sans subsistances[1]. »

  1. Belle-Isle à Noailles, 7 juin 1747. (Papiers de Mouchy.)