Page:Revue des Deux Mondes - 1891 - tome 103.djvu/321

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

asiatique, on découvre une de ces sources, distincte de la nôtre, et qui a longtemps coulé sans se mêler à la nôtre, mais aussi profonde, aussi intarissable, aussi violemment ruisselante, manifestant, avec une grandeur égale, l’Etre qui ne se lasse point de devenir et de s’éparpiller suivant des types innombrables dans la variété des êtres.


L’HIMALAYA.


24 novembre.

Vingt-quatre heures de chemin de fer suffisent pour atteindre Darjeeling et la grande chaîne de l’Himalaya. On s’embarque à la gare du Bengale-Nord. Cela est vaste comme King’s-Cross ou notre gare de Lyon. Dans le grand terminus vitré, les trains formés attendent et un peuple indien d’employés de toute espèce, inspecteurs, contrôleurs, gardes, porteurs, allumeurs de gaz, vendeurs de rafraîchissemens, vaque sûrement et tranquillement à ses affaires. Des libraires indigènes ont leurs échoppes garnies des derniers romans anglais ; des piles de journaux arrivent humides, sentant encore l’encre d’imprimerie, de grands papers anglais de huit pages, surchargés d’annonces, raides, satinés et que l’on a du mal à déployer. Cinq ou six babous montent dans mon wagon; leurs boys les installent. Ils ouvrent des journaux, allument des cigarettes. Molles figures douceâtres et lourdes, vestons anglais; mais la nudité brune de leurs cuisses transparaît sous leurs jupes de mousseline drapée.

Nous sortons : dépôts de charbon, cloches à gaz, usines, le décor accoutumé des banlieues de grande ville. Puis la campagne plate, des rizières, des bouquets de palmes qui luisent dans la plus riche et la plus douce lumière.

Vers l’horizon bleu pâle et sans vapeurs, le soleil descend, mais sans se brouiller, sans se déformer. Il se liquéfie, mais reste intact : un disque pur de feu fluide qui palpite lentement, insensiblement s’abaisse, fond en touchant la plaine, s’évanouit en une clarté rose qui flotte immobile, vaporisée sur la ceinture de l’horizon, et qui meurt dans le bleu des régions supérieures. Là tremble une étoile unique et sans rayons, une grosse goutte d’eau toute blanche. En haut, le ciel noircit, tandis que l’horizon s’empourpre d’une cendre ardente, et nous filons dans la plaine, dans la plaine interminable et vide qui, maintenant, fuit de tous côtés dans la nuit.

Au nord, on distingue de vastes étendues pâles, des clartés indécises, les nappes lointaines d’un grand fleuve débordé.