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Page:Revue des Deux Mondes - 1891 - tome 103.djvu/324

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forêts descendent, se prolongent dans la plaine comme un grand manteau sombre tombé aux pieds de la montagne, étalé tout en bas en vastes plis, en monceaux de verdure luisante, voilé de vapeurs lumineuses, percé de profonds trous d’ombre... Parfois la montagne s’ouvre en un amphithéâtre large de quinze lieues, plein d’air épais bleuâtre, visible. Là dedans, trois forêts semblent écroulées, entassées et fument vers le soleil, épandent des nappes de chaleur résineuses que l’on voit trembler, exhalent la respiration de leur grande vie végétale.

Au-delà, les plaines du Bengale se déroulent, vagues, indistinctes, montent dans le ciel, s’évanouissent, se perdent très haut dans la lumière et dans la brume.


A 2,000 mètres, il fait très froid ; c’est déjà le froid de l’Asie centrale. Nous rencontrons le brouillard qui traîne devant nous comme une marée vague et grisâtre, circule lentement parmi les troncs de la grande forêt, s’y colle, envahit les fourrés, se déchire, ondoie, se reforme, éteint le soleil, le verdit comme une lune étrange. A droite et à gauche, des fantômes pâles d’arbres géans, des percées vaporeuses sur des lianes et des fougères ruisselantes, une végétation brumeuse et colossale qui semble avoir poussé loin de la lumière dans quelque monde de rêve. Que nous voilà déjà loin de la plaine lumineuse où l’homme languit dans la mousseline blanche ! De temps en temps de pauvres villages lepchas à peine visibles dans l’ombre humide, petites huttes coniques, presque chinoises, où flambe un grand feu clair, des échoppes basses, obscures, chargées de bananes, d’oranges venues de la plaine, de viandes fumées, une population mongole qui patauge dans la boue, des enfans qui semblent des magots de cire jaune, des petites femmes carrées, vêtues de lourde laine rouge, des hommes qui s’enveloppent dans leur houppelande en poil de chèvre, chaussés de bottes vertes, petit feutre à trois cornes sur la tête, bien plus différens de nous avec leurs figures massives, leurs pommettes saillantes, leurs yeux obliques, bien plus étranges que l’Hindou ou le Cinghalais et nous parlant vraiment d’une espèce humaine à part. Tout est mongol ici. Les yatagans, les objets de bois laqué, les statuettes trapues que l’on vend dans le plus grand de ces villages sentent tout à fait la Chine, c’est déjà le même art biscornu, la même étrangeté baroque. Comment expliquer cela, sinon par l’affinité de race plus forte que les barrières et les distances? Car le Thibet ne commence que là-bas, derrière les hautes passes glacées, presque inaccessibles, et l’Inde anglaise est à deux pas.

Tout d’un coup le brouillard fond, fuit au-dessous de nous, fondu, disparu comme un rideau que l’on tire, découvrant en pleine lumière.