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que le respect ploie devant la race forte. On passe devant des cottages dont les fenêtres à baies sont encadrées de clématites et de roses grimpantes. Aux grilles des petits jardins, des noms de villas anglaises : Birchwood ou Woodland House. Le plus haut sommet de Darjeeling, d’où l’on plonge sur tout le Sikkhim, est tacheté de villas coquettes, couronné par un petit clocher saxon de pierre grise, tout semblable à ceux qui veillent sur la pâle campagne anglaise. A côté, un tennis-ground que vont quitter des joueurs en flanelle. Devant ces images, l’orientation de l’esprit change, de vieux souvenirs émergent de l’ombre où ils sommeillaient, de vieux courans d’idées et d’émotions se reforment tous seuls. Vous vous croyez en Angleterre à la tombée d’un jour d’été, et lorsque tous relevez la tête, les yeux s’attendent à rencontrer des bandes rouges de couchant au bout d’une prairie terne. Voici les Assembly Rooms où l’on danse le soir, où se font les premières flirtations qui conduisent au mariage. Voici la chapelle dissidente que méthodistes, baptistes, wesleyens, possèdent tour à tour. Voici les soldats rouges, athlétiques, pommadés, qui vivent en gentlemen dans leurs barracks et, la badine en main, se prélassent avec des airs d’amateurs et de conquérans. Voici le Boarding house, genteel and respectable, où vous avez vécu à Eastbourne ou à Scarborough. On a mis son habit noir pour le dîner : la maîtresse de la maison dit les grâces, et fait passer cérémonieusement de fines tranches d’agneau, de bœuf rôti ou de pesans morceaux de pudding. Le mari, personnage effacé, mais correct, ajoute à la respectabilité de la maison. La conversation s’engage, conversation paisible de gens bien élevés, tranquilles, sociables et qui s’abordent sans méfiance. On passe au salon : une jeune femme se met au piano, la soirée s’achève par des morceaux du dernier burlesque de Sullivan ou bien par des chansons patriotiques et sentimentales, et l’on se sépare en projetant quelque promenade pour le lendemain. Comparez le colon français en Tunisie ou au Tonkin, généralement célibataire. Comme il s’ennuie! comme il sent son exil! Ces Anglais sont en Angleterre, ici. Ils ont transporté non-seulement leurs institutions, leurs coutumes, leurs préjugés, mais tout leur milieu natal, mais tout le décor de leur pays. Le contact d’un monde différent n’a pas de prise sur eux. Au fond, nulle race n’est moins capable d’adaptation, moins flexible nulle ne persiste aussi continûment dans son type et sa personnalité. De là leur énergie morale, la force de leur volonté tendue par quelques idées immuables, mais de là les limites de leur sympathie et de leur intelligence. Ceux-ci ignorent tout à fait l’indigène et ne font pas d’effort pour le comprendre. Du haut de leur civilisation, ils le regardent comme un demi-sauvage idolâtre. « Idolâtre, » voilà le terme par lequel