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corps qu’il faut trouver à loger monte à cinquante, soixante, et même davantage. Comment faire face à de pareilles exigences? Comment recueillir dans des conditions décentes, comment conserver une telle masse de cadavres?

C’est à ce point de vue que la Morgue a subi depuis une dizaine d’années une transformation radicale; ceux qui l’ont connue, qui l’ont pratiquée avant cette réforme peuvent seuls dire ce qu’avait d’ignoble et de hideux ce dépotoir de l’incognito et du crime. Il est juste de rappeler le passé : c’est montrer tout ce qu’on a déjà fait et tout ce qu’on pourra faire encore à l’avenir.

« Si l’on considère, disait en 1882 le docteur Vibert[1], que parmi les cadavres déposés beaucoup ne sont reconnus qu’au bout de plusieurs jours, ou ne le sont pas du tout, ce qui exige une exposition prolongée ; que d’autres ne sont soumis à l’autopsie médico-légale que plusieurs jours après leur arrivée; on ne sera pas étonné qu’il y ait à la Morgue en permanence environ dix cadavres dont quelques-uns y séjournent depuis huit ou dix jours; plusieurs de ces corps sont déjà au moment de leur entrée dans un état de putréfaction très avancé. Il en résulte que la salle qui contient ces cadavres (distincte de la salle d’exposition où sont déposés seulement les individus dont la décomposition est à peine commencée) présente le spectacle le plus abject qu’on puisse imaginer. »

M. Vibert fait ensuite un tableau navrant de cette pièce infecte et malpropre où étaient entassés côte à côte sur les dalles, sous un simple couvercle de cuir arrondi, des cadavres en pleine décomposition ; la face hideusement tuméfiée, plus méconnaissable encore que le reste du corps; plus de poils ni de cheveux ; un épiderme disparu laissant à nu une peau de toutes les couleurs, depuis le vert jusqu’au rouge livide; tout cela dans une atmosphère de charnier et grouillant dans une vermine innommable contre laquelle les vivans eux-mêmes étaient obligés de se défendre jusque dans les bureaux du greffe. Et c’était dans cette salle qu’on conduisait les infortunés parens cherchant dans cette charogne humaine quelque trace reconnaissable d’un fils, d’une mère ou d’une femme!

Au point de vue médico-légal le résultat n’était pas moins déplorable; l’autopsie faite sur des cadavres putréfiés ne pouvait plus donner aucun renseignement vraiment sérieux. Le médecin lui-même qui en était chargé, quels que fussent son esprit de devoir et son goût du métier, arrivait à la limite de sa tolérance. Chaque autopsie devenait un véritable empoisonnement pour l’opérateur,

  1. Note à la Société de médecine publique et d’h3’giène professionnelle