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l’administration. Sur 911 cadavres reçus en 1888, le greffe en a envoyé 480 au cimetière des hôpitaux; dans ce chiffre figurent, outre les 100 inconnus, 129 corps abandonnés par les familles ou inhumés avant la reconnaissance, 208 fœtus et mort-nés et 43 débris humains. Il y avait autrefois à la Morgue une hideuse voiture où l’on empilait à la douzaine ces misérables restes pour les conduire au cimetière : grâce à l’intelligente initiative de M. Pierre, ce procédé qui donnait lieu à des scènes lamentables de la part des familles indigentes qui malgré toute leur bonne volonté ne pouvaient faire les frais d’un convoi, ce honteux procédé, disons-nous, a disparu. Il coûtait encore de 10 à 11 francs par tête à l’administration. Le greffe a eu tout intérêt à liquider son affreux véhicule; pour la somme très modique de 14 francs, un contrat intervenu entre l’administration et les pompes funèbres assure à chaque cadavre abandonné le convoi décent du pauvre des hôpitaux.


V.

En quittant la Morgue par la porte du chemin de ronde qui vient de s’ouvrir pour laisser passer le misérable convoi, en nous retrouvant sur la place ensoleillée, devant le gai jardin du square où s’ébat toute la marmaille des quartiers voisins, les impressions de notre visite se résument en un sentiment de profonde compassion pour toutes les misères que nous venons de voir et de toucher du doigt.

N’y a-t-il rien à faire pour les adoucir ? La Morgue de Paris est-elle réellement ce qu’elle devrait être ? A-t-on atteint le desideratum des réformes nécessaires en installant l’appareil frigorifique? Toutes ces questions que nous sommes amenés à nous poser, nous sommes d’autant plus obligés de les résoudre que le projet tout récent de M. Alpy vient d’ajouter à leur actualité.

Si la Morgue ne recevait que des suicidés, des noyés ou des pendus qui n’y viennent, en somme, que parce qu’ils sont inconnus et qu’ils n’ont rien fait avant de se tuer pour assurer leur identité, on pourrait encore dire, bien que ce ne soit pas très humain, que leurs cadavres n’ont que le dernier abri qu’ils méritent. Mais à côté d’eux, il y a les cadavres que la justice s’approprie, qu’elle arrache aux familles pour les transporter dans le lugubre dépôt. Cette saisie judiciaire suivie d’autopsie est déjà une mesure extrêmement pénible pour ceux qu’elle frappe, presque révoltante même pour quelques-uns d’entre eux. C’est une nécessité impérieuse,