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Malheureusement l’ordre comptait dans ses rangs inférieurs beaucoup de frères employés aux services domestiques dont la moralité était douteuse et la grossièreté sans frein. Ces templiers peu respectables ne laissaient pas de jeter sur les autres un discrédit immérité. Plusieurs avaient des mœurs ignobles, des vices de moines : on dit encore aujourd’hui en France : « Boire comme un templier, » et le vieux mot allemand tempelhaus s’entend d’une maison de prostitution. — Quelques-uns paraissent avoir eu le goût le plus déplorable pour ces farces énormes, trufes ou gabs à demi obscènes, où se complaît la brutalité des héros de nos chansons de geste. Il semble bien probable que, dans quelques couvens de l’ordre, des templiers s’amusaient à des plaisanteries de corps de garde : « Méfiez-vous, criaient les enfans dans les écoles, du baiser des templiers.) Custodiatis vos ab osculo templariorum ! On prenait certainement plaisir à brimer les novices, à leur faire subir pour rire (causa j’oci seu truphœ) des épreuves blasphématoires ; on leur proposait, par exemple, sous la menace des épées nues en cas de résistance, de cracher sur la croix ou de renier le Christ. Ces enfantillages condamnables, même en un temps où les mœurs n’étaient pas prudes, et où le respect des choses saintes était, bien que plus profond, moins extérieur qu’aujourd’hui, ne pouvaient manquer d’être envenimés par la malignité publique. Les hospitaliers aidaient volontiers, pour leur part, à les répandre. Agrémentés, compliqués, ils se transformaient facilement en impiétés monstrueuses. Ajoutez qu’il y avait peut-être dans le Temple quelques esprits forts, satisfaits d’étonner les bonnes âmes par une affectation de cynisme soldatesque. Que devait-on penser, en entendant ces défenseurs du Christ dire, comme tel chevalier bourguignon: « Cela ne tire pas à conséquence de renier Jésus; on le renie cent fois pour une puce dans mon pays ; » ou bien, comme ce chevalier d’Angleterre : « Les hommes meurent comme des chiens. Les païens ont des croyances qui valent bien les nôtres. » Tout cela était pris au pied de la lettre, aggravé, généralisé, et l’idée se popularisait obscurément que des doctrines diaboliques s’étaient infiltrées dans l’ordre durant son long séjour dans cet Orient lointain, patrie des hérésies et de l’Islam.

Une circonstance fâcheuse aiguisait d’ailleurs à l’extrême les soupçons populaires, qui sans cela se seraient peut-être affaissés d’eux-mêmes. C’est que, par une bizarrerie unique et inexplicable, toutes les affaires de l’ordre du Temple étaient conduites dans le plus strict secret. La Règle, si belle, si pure, n’existait qu’à un petit nombre d’exemplaires (on n’en possède plus que quatre maintenant) ; la lecture en était réservée aux seuls dignitaires ; beaucoup de templiers n’en avaient jamais eu connaissance.