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Page:Revue des Deux Mondes - 1891 - tome 103.djvu/395

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pour des conventicules de plaisirs infâmes. Pouvait-on douter que les templiers eussent vendu leurs âmes à Satan, puisqu’on en avait vu un « arpenter un pré en disant : « Hélas ! hélas ! pourquoi suis-je né, puisqu’il me faut renier Dieu ! » et un autre reconnaître qu’il avait perdu son âme le jour où il avait pris la croix rouge ? Tel est le tempérament des foules : dès qu’elles soupçonnent, elles renoncent à toute critique ; rien de trop roide pour leur robuste crédulité; c’est sur la constance de ce phénomène qu’ont toujours spéculé les hommes d’état sans scrupules qui ont eu besoin de déchaîner la force populaire contre des personnes ou des institutions. C’était donc une chose bien grave que l’opinion publique, vers l’an 1300, fût disposée à tout croire au sujet de l’ordre du Temple.

Malgré tout, au XIIIe siècle, les rumeurs hostiles au Temple s’étaient propagées sous le manteau, et seulement dans les rangs inférieurs de la société. Aussi bien, des contes presque également défavorables circulaient sur les hospitaliers, dont la règle n’était cependant point secrète, et qui n’étaient pas des financiers. Mais les hommes mêmes qui rejetaient la légende en formation proclamaient, sans hésiter, la nécessité d’une réforme des ordres militaires. Ils les voyaient avec tristesse sur la pente de la décadence, étrangers à l’esprit primitif de leurs statuts, et médiocrement utiles au service de Dieu. Saint Louis, Grégoire X, le concile œcuménique de Lyon en 1274, avaient recommandé, comme remède, la fusion du Temple et de l’Hôpital en un seul corps. Nicolas IV et Boniface VIII étudièrent cette mesure sans l’accomplir; on peut dire que, pendant vingt-cinq ans, elle fut à l’ordre du jour des questions qui préoccupèrent l’Europe chrétienne. En 1306-1307, peu de temps avant le procès qui devait aboutir, non à la réforme, mais à la destruction du Temple, deux mémoires importans furent encore publiés sur ce sujet. L’un porte la signature de Jacques de Molay, maître de l’ordre ; il combat à la fois le principe et l’opportunité de la fusion, sans donner toutefois de raisons, si ce n’est que les inconvéniens d’un nouvel état de choses seraient supérieurs aux avantages espérés. C’est déjà la fameuse alternative du jésuite : Sint ut sunt, aut non suit. — Le second mémoire est de Pierre Dubois, le pamphlétaire ordinaire de Philippe le Bel. L’auteur ne fait aucune allusion à ce qui se disait autour de lui des templiers. Il se borne à constater qu’ils sont riches et que leurs biens profitent peu à la défense des lieux saints. « Rien de plus simple à corriger, dit-il, il faut les forcer à vivre en Orient des biens qu’ils y possèdent; plus de templiers ni d’hospitaliers en Europe. Pour leurs terres situées en-deçà de la Méditerranée, elles seront livrées à ferme noble, d’abord de trois ou quatre ans avec le croît, et plus