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auxquelles le monde entier ne devait pas tarder à être livré[1]. » Personne à Paris ne se montrait favorable à la cause de l’Angleterre, et chacun y faisait publiquement des vœux pour celle des bostoniens .

Quoiqu’il eût à peine dix-neuf ans, La Fayette vit clairement que jamais si belle cause n’avait attiré l’attention des hommes. Avec un sens politique très juste, il jugea en même temps que, dans cette question de liberté des colonies anglaises, les destins de la France et ceux de sa rivale allaient se décider. La Grande-Bretagne se voyait enlever, avec les nouveaux états, un important commerce, un quart de ses sujets, augmentant sans cesse par une incessante émigration. Les treize colonies retombaient-elles au contraire sous le joug de la métropole, c’en était fait de nos Antilles, de nos possessions d’Afrique et d’Asie, de notre commerce maritime et par conséquent de notre marine.

Le comte de Ségur était aussi accouru à Paris et il avait rejoint La Fayette et le vicomte de Noailles, tous les trois unis par les liens du sang, et, ce qui les serre mieux, par des idées et des passions communes. Ils devaient s’embarquer ensemble, et en attendant l’organisation de leur expédition, le secret devait être par eux fidèlement gardé. Il le fut aussi par le comte de Broglie, qui, ayant reçu la confidence de La Fayette, essaya d’abord de le détourner de son dessein. — « J’ai vu mourir votre oncle dans la guerre d’Italie, lui disait-il. J’étais présent à la mort de votre père à la bataille de Minden, et je ne veux pas contribuer à la ruine de la seule branche qui reste de la famille. » Cependant reconnaissant une résolution inébranlable, il sut la comprendre, et son cœur, après de vains efforts pour arrêter La Fayette, le suivit « avec une tendresse paternelle[2]. »

Si le comte de Broglie voulut être son guide, il n’en fut pas de même du duc d’Ayen. Sa colère fut violente contre son gendre, dès qu’il connut sa résolution. L’opinion du grand monde, au contraire, fut hostile aux Noailles. « Les dames françaises, écrivait lord Stormont, ambassadeur d’Angleterre, à son gouvernement, blâment les parens de M. de La Fayette d’avoir tâché de l’arrêter dans une si noble entreprise. Si le duc d’Ayen, disait l’une d’elles, traversait un tel gendre dans une telle tentative, il ne devrait plus espérer de marier ses filles[3]. »

Le vieux maréchal de Noailles, qui naguère priait le comte de

  1. Mémoires de Ségur, t. Ier.
  2. Mémoires de ma main, p. 9.
  3. Voir Vie de Mme de La Fayette et Mémoires de Ségur.