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et s’asseyant près de son lit, lui dit: « Je pars pour l’Amérique[1], tout le monde l’ignore ; mais je t’aime trop pour avoir voulu partir sans te confier mon secret. — Et quel moyen as-tu pris, lui répondit Ségur, pour assurer ton embarquement? » La Fayette lui fit alors un récit complet de son plan, lui donna même le nom des officiers qui consentaient à partager son sort et qui lui avaient été désignés par le comte de Broglie. Il lui cita particulièrement M. de Ternant, militaire aussi brave qu’instruit, M. de Valfort, dont la science profonde le fit désigner quelques années plus tard pour la direction de l’école militaire.

La Fayette alla faire les mêmes confidences à son beau-frère, le vicomte de Noailles.

Le point le plus pénible était la séparation de sa jeune femme. Elle était au milieu d’une seconde grossesse. On juge de sa douleur! Outre ce qu’elle souffrait elle-même, elle avait encore le chagrin de voir la colère de son père. Elle mit toute sa volonté en œuvre pour dissimuler les tortures de son cœur. Les soins de sa vaillante mère furent pour elle une vraie consolation. La duchesse d’Ayen, alarmée pour son propre compte de l’éloignement et des dangers du gendre qu’elle chérissait comme un fils, ayant, moins que personne au monde, le goût de l’ambition, la soif de la gloire humaine, jugea cependant l’entreprise « comme elle a été jugée par le reste du monde[2]. » Retranchant absolument des torts apparens de cette entreprise ce qu’elle pouvait coûter à la fortune de son gendre, Mme d’Ayen trouva, dès le premier moment, un motif de la distinguer de ce qu’on appelle une folie de jeune homme. « Les sentimens de son cœur pour mon mari, écrivait Mme de La Fayette, la rendaient propre à adoucir les déchiremens du mien. Elle m’apprit elle-même le cruel départ et s’occupa de me consoler en cherchant les moyens de servir M. de La Fayette avec cette tendresse généreuse, cette supériorité de vues et de caractère qui la développaient tout entière. »

Le départ et le voyage furent toute une série d’aventures. A peine La Fayette était-il en route pour Bordeaux que le duc d’Ayen lui-même courut informer Maurepas. Des ordres furent immédiatement expédiés à M. de Frenel, commandant en Guyenne, pour qu’il retînt La Fayette. Il fut en même temps convenu que Maurepas lui enverrait l’ordre de se rendre à Avignon, où il trouverait son beau-père et sa tante, la comtesse de Tessé, et que de là on partirait pour visiter l’Italie.

  1. Voir Ségur, Mémoires, t. Ier.
  2. Voir Vie de la duchesse d’Ayen. — Vie de Mlle de La Fayette.