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promener dans le pays et de voir ? Ces mêmes gens voyageraient pour s’instruire et ne demanderaient pas à visiter la grande ville sainte ? Voilà qui est extraordinaire ! On ne s’en rapporte pas aux récits de l’amban ; c’est un petit jeune homme, encore peu expérimenté. Le talaï-lama, après s’être recueilli, dans sa « mer de sagesse, » après avoir prié les dieux, se décide à nous envoyer son second, un talama, accompagné d’un premier ministre ; ce sont des vieillards, ils pourront peser nos paroles et juger ce qu’elles contiennent de vrai.

Quelques jours d’attente à cause des fêtes du nouvel an, et nous assistons au plus curieux défilé, à la plus complète mascarade qu’il soit possible d’imaginer. Eussions-nous été dans une situation un peu moins pénible qu’à 5,000 mètres d’altitude, buvant d’une eau malsaine, glacés par un vent continuel et entourés des cadavres de nos derniers animaux, nous aurions pu, à voir ce bariolage de couleurs, ces têtes aux expressions différentes, ce véritable musée réunissant tous les types de coiffure que l’imagination humaine a pu créer, nous croire dans les coulisses de quelque théâtre des hauts boulevards. Ce que nous voyons, c’est le défilé final dans un drame de l’Ambigu ou de la Porte-Saint-Martin. En tête, les deux vieillards dont les manteaux de lynx blanc couvrent à demi leurs robes de soie écarlate ; ils ont la tête couverte d’un capuchon de soie rouge, doublé de jaune et se boutonnant au menton ; ils sont à demi accroupis sur de petits chevaux crème. Leurs selles sont couvertes de peaux de panthères et leurs montures richement caparaçonnées sont tenues en main par un soldat. Derrière eux, s’avance la foule de leurs aides-de-camp, secrétaires, serviteurs, hommes d’armes.

Tout ce monde vient nous voir, et je profite de leur visite pour les regarder à loisir. Au fond de la tente, le vieux lama agite continuellement en parlant sa barbiche nattée comme une queue de rat ; son compagnon, le premier ministre, à qui sa figure enflée a vite valu parmi nous le surnom de tête de baudruche, l’approuve souvent. Tous deux nous examinent longuement et, méfians comme le sont les Orientaux, habitués à mentir, cherchent à deviner ce que nous pensons. Près d’eux, un lama vêtu d’un petit veston jaune me rappelle, par sa bonne figure imberbe, certains de nos acteurs. A côté de lui, le lama-mogol, qui nous servira d’interprète, donne les expressions les plus diverses à sa figure grimaçante, tout en répétant souvent : laleuss ! (entendu et compris) ou lari ! (c’est bien). A l’entrée de la tente, je crois retrouver le type de ces vieux soudards, bons à tout, que nous a si bien dépeints Alexandre Dumas ; ce sont trois vieux, dont la figure tannée, plissée, fendillée comme un vieux cuir, est serrée dans un bonnet de fourrures venant se