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politique européenne), on devait être transporté d’aise, surtout si on s’y passait de main en main une lettre comme celle-ci, écrite par Favart dans toute l’émotion de la bataille à laquelle le comédien patriote se laissait naïvement persuader qu’il avait concouru : — « Victoire ! Victoire ! Tout est renfermé dans ces derniers mots… L’action continue à notre avantage, nous achevons de vaincre ; je dis plus, nous achevons de détruire… Pardonnez-moi, je dis nous : à force de fréquenter les héros, j’en prends le langage. Montrez cette lettre à tous nos amis : ils ont le cœur français[1]. »

L’historiographe déjà désigné de Louis XV ne pouvait manquer de mêler sa voix au concert des félicitations. A défaut de son ami personnel, le marquis (dont la chute l’avait sans doute affligé, quoiqu’on n’en trouve aucune trace dans sa correspondance), c’était au comte resté en puissance que Voltaire adressait ce billet qui (contre l’ordinaire du grand écrivain) ne brille pas par la simplicité :


A Cirey, le 4 de la pleine lune.

« L’ange Jesrad a porté jusqu’à Memnon la nouvelle de vos brillans succès, et Babylone avoue qu’il n’y eut jamais d’itimadoulet dont le ministère ait été plus couvert de gloire ; vous êtes digne de conduire le cheval sacré du roi des rois, et la chienne favorite de la reine. Je brûle du désir de baiser la crotte de votre sublime tente et de boire du vin de cheval à vos divins banquets. Oromaze n’a pas permis que j’aie cette consolation, et je suis demeuré enseveli dans l’ombre, loin des rayons brillans de votre prospérité. Je lève les mains vers le puissant Oromaze, je le prie de faire longtemps marcher devant vous l’ange exterminateur et de vous ramener par des chemins tout couverts de palmes[2]. »

  1. Mémoires de Favart, t. I, p. 37.
  2. Voltaire au comte d’Argenson. (Correspondance générale, 24 juillet 1747.) — Memnon est le nom sous lequel Voltaire avait publié le roman qu’il a depuis intitulé : Zadig. — On ne retrouve ni dans les correspondances de Voltaire, ni dans celles du marquis d’Argenson (au moins celles qui ont été publiées), aucune trace de lettre ayant trait à la sortie du ministère de ce dernier, ni aucune trace de l’impression que Voltaire en ressentit. A partir de ce moment même, les relations des deux amis deviennent très rares et se bornent à quelques billets assez froids. D’Argenson parait n’avoir pas été très satisfait de l’attitude de Voltaire à ce moment de sa vie, car il s’exprime dans son journal, à plusieurs reprises, après cette époque, assez sévèrement sur le compte de Voltaire. A propos des différends de Voltaire avec le roi de Prusse où des questions d’argent étaient mêlées, il dit (VI, p. 535) : « Ce grand écrivain est à cheval sur le Parnasse et sur la rue Quincampoix. » — Et ailleurs (VIII, p. 64) : « Courage d’esprit et bassesse du cœur. »