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possible de leur répondre et même de les apercevoir. Il est vrai que les assaillans étaient attachés et presque collés au parapet du rempart, de sorte que plus d’une balle passait au-dessus de leur tête. Mais le carnage n’en fut pas moins effroyable ; des piles de cadavres s’entassaient l’une sur l’autre, et il fallut à plus d’une reprise les écarter pour reformer les rangs à tous momens éclaircis par la mort.

Belle-Isle suivait ce spectacle avec angoisse, mais il avait compté et espérait encore que l’une ou l’autre des colonnes de droite ou de gauche, abordant la ligne fortifiée sur un point d’accès plus facile, réussirait à la forcer, à pénétrer dans l’enceinte et à passer derrière les défenseurs du chapeau ; prise ainsi en face et à revers, cette position maîtresse ne pourrait plus être maintenue. Le temps s’écoulait et son attente ne se réalisait pas ; l’une des colonnes, malgré les efforts de son chef, M. de Mailly, n’avait pu être entraînée par lui plus loin qu’à vingt pas des retranchemens, d’où elle se bornait à répondre au feu de l’ennemi par une vive fusillade, et l’autre n’avait pu triompher de la résistance des bataillons autrichiens à qui elle avait affaire. L’impatience du chevalier croissait de moment en moment, et quand on dut venir lui annoncer que d’Arnault était frappé mortellement, il n’y put tenir, et s’élançant au travers des monceaux sanglans de chair humaine, il vint se placer lui-même au lieu où le commandant avait péri. Prenant en main un étendard, il le plantait déjà au sommet d’une palissade ; mais, à ce moment, un coup de feu lui fracassa le bras et le força de lâcher prise. Un grenadier, qui était près de lui, ramassa le drapeau et le tint levé au-dessus de sa tête. Pour lui, de la main qui restait libre, il continuait à serrer avec une étreinte convulsive et à secouer violemment un piquet de bois dont il déchirait les débris avec les dents ; un second coup l’atteignit au front et il tomba sans vie.

M. de Villemur, qui vint le remplacer dans le commandement, donna le signal de la retraite, et comme l’ennemi ne fit pas mine de l’inquiéter, elle s’opéra sans désordre : les trois divisions rentrèrent dans leurs quartiers de la veille avec le calme de l’abattement et du désespoir. Les pertes étaient énormes : plus de 4,000 hommes étaient restés sur la place et dans le nombre des officiers du premier rang et la fleur de la noblesse française[1].

  1. Pour présenter ce récit de la journée de l’Assiète, j’ai dû consulter surtout la correspondance du ministère de la guerre. (Partie officielle et partie supplémentaire.) Los circonstances n’étant pas toujours pareilles dans ces divers comptes-rendus, ce n’est pas sans quelque peine que je suis parvenu à les combiner. C’est ce qu’avait déjà tenté dans un chapitre (auquel j’ai emprunté textuellement quelques pages) M. le général Pajol, Histoire des guerres de Louis XV (t. III, p. 251 et suiv.). On trouve aussi deux lettres de témoins oculaires de cette triste journée dans les appendices du Journal de Luynes (t. VIII, p. 410 et suiv.). J’indiquerai enfin, parmi les textes dont je me suis servi, l’ouvrage de M. Henri Morris : Opérations militaires dans les Alpes pendant la guerre de la succession d’Autriche (Paris, 1880), écrit d’après des documens de source italienne.
    Comme je viens de le dire, ces différens témoignages ne s’accordent pas toujours, et il n’y a pas lieu de s’en étonner : le chef d’expédition ayant péri ainsi que le premier et le plus important de ses lieutenans, M. d’Arnault, aucun des survivans n’était bien au courant du plan de l’opération et n’avait pu en suivre l’exécution dans son ensemble. Je ne place point au nombre des documens sérieux le récit fait par un historien piémontais (pourtant d’une réelle valeur), qui, pour accroître encore le mérite de ses compatriotes dans cette journée (qu’il compare à celle des Thermopyles), affirme que les Piémontais combattaient à découvert et sans abri (scoperti e indefesi) derrière de très faibles remparts. Il est impossible de renverser plus complètement les rôles. (Caruiti. — Storia di Carlo Emmanuel III, t. II, p. 20 et suiv.) On dit qu’avant d’être rendu aux Français, le corps de Belle-Isle fut enterré au village de Saulse avec cette inscription qui contient un étrange jeu de mots : hic inter salices insula pulchra jacet. — M. d’Arneth (t. III, p. 304) se plaint que dans les récits piémontais on ne fait pas assez de place à l’action des Autrichiens dont la présence pourtant décida de la victoire.