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des hommes accroupis abandonnent indolemment leur tête noire aux mains des barbiers.

La rue est tortueuse, très étroite entre les échoppes qui avancent, qui débordent des maisons, chargées de fruits, de cuivres, de bijoux en verre peint, de pantoufles brodées, rétrécie encore au-dessus de nos têtes par le fouillis des terrasses en saillies, des balcons ventrus, des statuettes, des vérandahs, des galeries de bois qui déchiquettent là-haut une bande irrégulière de ciel. Voilà bien l’intérieur d’une fourmilière orientale, la même depuis des siècles. On imagine ainsi les quartiers marchands de la Bagdad des contes…

Mon boy ouvre une petite porte qu’il connaît bien. Elle se referme ; et, tout d’un coup, c’est l’obscurité et le silence. On n’entend plus rien du froissement que font les milliers de pieds nus au dehors.

Une seconde porte au bout du couloir, et nous débouchons dans le demi-jour d’une salle basse où court un quadrilatère de colonnettes sveltes. Personne ici : seuls trois petits dieux ventrus siègent, demi-visibles, dans leurs niches. Au fond de la salle, un escalier noir que nous montons en tâtonnant. Au premier étage nous sommes chez les danseuses.

Il fait sombre, il fait lourd dans cette grande chambre toute tendue d’étoffes, tapis épais, draperies de soies brodées. Pour meubles, quelques coussins, et, au plafond, un candélabre très riche, épanoui en branches innombrables, touffues comme toutes les choses hindoues. Atmosphère parfumée, entêtante. Parterre, des vases chargés des éternelles fleurs jaunes et quelques cassolettes d’où s’élève, tournoyante, une vapeur bleue d’encens.

Maintenant nous voyons qu’elle est habitée, cette chambre silencieuse que nous avons crue vide. Assises sur le tapis, accoudées à la balustrade, la tête renversée sur la main, trois femmes regardent la rue avec nonchalance. Notre entrée ne les a pas réveillées de leur torpeur : à peine se sont-elles lentement détournées. Figures de bronze, aux lignes pures, les paupières et les cils démesurément longs, les grands yeux noirs chargés de langueur et de volupté, de volupté grave, avec un air de noblesse que ne déparent point les bagues du nez. Cette immobilité, ce sérieux, ce mutisme oriental, sont toujours déconcertans. Elles passent ainsi leurs journées, paresseusement étendues, enveloppées de leurs voiles, endormies dans la pénombre de cette salle où les vapeurs parfumées ondoient et se déchirent, contemplant, par les dentelures du balcon de bois, la foule qui coule en bas, dans la rue étroite, mais elles, toujours cachées, invisibles du dehors. Quelquefois elles font des bouquets, elles jouent avec leurs fleurs, ou bien l’une prend sa cithare, et la chambre obscure s’emplit du grattement rapide des cordes, gammes