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œuvre semblait achevée et entrée dans les mœurs. C’est que, ici encore, contre la sentence de la raison abstraite, se sont insurgés les passions et les intérêts.

« Le 27 septembre 1791, un homme dans un costume antique, un vieillard à barbe de neige, au regard fixe et étrange comme celui d’une statue de marbre, écoutait haletant, » à la porte de l’assemblée constituante, comme si un seul mot prononcé dans cette salle devait mettre un terme à ses souffrances, et, après une fatigue de deux mille ans, donner le repos à sa vieillesse. C’est ainsi, sous les traits légendaires du Juif errant, qu’un poète allemand[1] a peint l’attente d’Israël, le jour de son émancipation. Ahasvérus, à qui la France avait dit : « Repose-toi, » doit-il reprendre son bâton de voyage ? et, après avoir cru trouver un loyer et une patrie, lui faudrait-il recommencer sa marche sans fin, en éternel étranger ?


I

On s’imagine souvent que la grande majorité des juifs du globe, des juifs de l’Europe, du moins, est en possession de l’égalité et de la liberté civiles. C’est une erreur. Les israélites qui jouissent des droits de citoyens sont probablement encore en minorité. La plus grande partie de la postérité d’Abraham est toujours soumise à des lois d’exception. Il n’y a plus que deux États, en Europe, qui refusent de reconnaître aux juifs les droits accordés aux chrétiens[2] ; mais ces deux États, la Russie et la Roumanie, contiennent plus de juifs que tout le reste de l’Europe ensemble. L’un d’eux, l’empire russe, renferme peut-être, à lui seul, la moitié des juifs du globe.

On ne sait quel est exactement le nombre total des israélites. On peut l’évaluer, croyons-nous, à 8 ou 9 millions ; à 7 ou 8 pour l’Europe seule. Sur ce chiffre, la Russie en possède 3 ou 4 millions ; quelques-uns disent 5 millions, voire 6 millions. Le nombre réel des juifs de l’empire russe est inconnu[3]. Si nous le connaissions, nous pourrions fixer, à quelque cent mille âmes près, la force numérique d’Israël.

Le territoire russe, sous les premiers Romanof, était encore interdit aux juifs ; la Russie, aujourd’hui, renferme plus de juifs

  1. Louis Wihl, d’après Jos. Lémann : la Prépondérance juive, 1re part., p. 244.
  2. Nous laissons de côté ici l’Espagne et le Portugal, où il n’est pas resté de juifs indigènes. Si, dans ces deux états, il n’y a plus de lois spéciales contre les israélites, si quelques juifs y sont venus du dehors, ils n’auraient pas encore la liberté d’y ouvrir publiquement une synagogue.
  3. Voyez l’Empire des tsars et les Russes, t. III ; la Religion, liv. IV, ch. III.