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des croisades, cette concordance tient peut-être moins au penchant des masses incultes à venger le divin crucifié sur les descendans de ses bourreaux, qu’aux meurtrières légendes répandues dans le peuple sur la pâque juive. On sent que nous voulons parler de l’inepte accusation qui, depuis des siècles, a coûté la vie à tant d’israélites de tout pays, sans qu’aucun juif, en aucun temps, ait pu être convaincu de culpabilité.

En Russie, en Pologne, en Roumanie, en Bohême, en Hongrie, le menu peuple s’imagine que les juifs ont besoin de sang chrétien pour préparer les pains azymes de leur pâque. N’avons-nous pas eu la honte, en France même, durant les élections municipales de 1890, de voir cette criminelle calomnie affichée publiquement, par des agitateurs anonymes, sur les murs de Paris ? Dans les villages, dans les villes même de la Hongrie, de la Roumanie, de la Russie contemporaines, où se retrouvent si souvent, sous un mince vernis de civilisation moderne, les idées et les croyances du moyen âge, le paysan ou l’ouvrier ne doute pas qu’il ne faille réellement aux juifs, pour la célébration de leur pâque, du sang de veines chrétiennes. Il ne sait point, le paysan magyar ou le moujik russe, que, au témoignage de Tertullien et de Minucius Félix, la même absurde et odieuse accusation a été jetée aux premiers chrétiens par les païens, dont la malveillante curiosité prenait, sans doute, pour un sacrifice de chair et de sang la mystique immolation de l’agneau eucharistique. Chaque fois qu’il vient à disparaître un enfant chrétien, chaque fois que, dans une rivière ou dans les fossés d’une ville, la police découvre le cadavre d’un jeune garçon ou d’une jeune fille, la voix populaire dénonce le couteau du schächter, du sacrificateur juif, alors même que le corps ne porte aucune trace de violence. Cela est si connu qu’on a vu des assassins traîner les restes de leur victime dans les ruelles du quartier juif, sûrs de dérouter par là les soupçons et les colères de la foule.

Tout le moyen âge a cru à cette légende. Elle a été mise en vers ou en prose, témoin les contes de Chaucer. Rien de tenace comme de pareilles fables. Aussi n’était-ce pas un fait isolé, au XIXe siècle, le procès qui, en 1883, donna une éphémère célébrité à la bourgade hongroise de Tisza-Eszlar. L’accusation portée contre les juifs de Tisza-Eszlar a été maintes fois lancée, depuis moins de cinquante ans, contre les juifs de Syrie, d’Egypte, de Roumanie, de Russie. En 1880, c’était à Koutaïs, en Transcaucasie ; en 1881, c’était à Alexandrie d’Egypte ; hier encore, en 1890, c’était à Damas, déjà illustrée, en 1840, par une accusation du même genre. Je pourrais citer plusieurs de ces tristes affaires en Russie, à