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la société chrétienne, qui ne lui eût pas fait plus de place qu’à l’hérétique, s’il n’eût paru le gardien providentiel du Livre et le témoin involontaire des prophètes. Le juif a été le vrai protestant ; il a été l’intransigeant qui ne pactise point, le réfractaire au dogme et à la tradition. Mais, visible ou latente, timide ou téméraire, sa protestation a été réduite au silence par la flamme du bûcher qui a consumé ses docteurs et ses livres. Eût-elle été entendue, eût-elle été plus forte ou plus libre, ce n’est pas la voix du juif qui eût fait nos révolutions, car sa protestation s’appuyait sur la tradition, et ce n’est point au nom de la tradition que s’est faite la révolution qui a renouvelé la face de la terre.

Qu’on prenne les hommes dont, depuis trois siècles, les mains ont ébranlé les colonnes du palais ou du temple, combien de juifs, parmi eux, ou de disciples de juifs ? Qu’on fasse la classification des sciences modernes, de celles qui ont fourni à nos pères « les instrumens d’émancipation de l’esprit, » sciences naturelles ou historiques, — quelles sont, à proprement parler, les sciences juives, les sciences dont les juifs ont été réellement les initiateurs ? Est-ce l’histoire ? est-ce la philosophie ? Sont-ce la physique ou la chimie modernes ? Serait-ce la physiologie, ou cette nouvelle venue au nom pédantesque, la sociologie ? Je vois bien des savans juifs, je ne vois nulle part de science juive. Serait-ce l’exégèse religieuse dont les juifs, en tant que gardiens de la Bible, semblaient avoir la vocation ? Cette critique des livres sacrés dont Israël possédait seul la clef, le juif moderne l’a laissée aux protestans ; si ses ancêtres l’avaient préparée de loin, aux XIe ou XIIe siècles, avec Raschi et ses émules, leur œuvre avait été reléguée au ghetto ; et, au XVIe siècle même, le rôle des rabbins s’est borné à fournir des traducteurs à Luther et à Reuchlin. Qu’est-ce, si nous envisageons les multiples et mobiles systèmes dans lesquels l’ondoyante et informe pensée moderne s’est efforcée de se formuler ? Lequel de ces systèmes est juif ? Est-ce le positivisme, l’évolutionisme, le déterminisme, le pessimisme ? Si souple et si robuste, si patient, si varié, si merveilleusement apte à tout que soit son génie, le juif n’a pu avoir sur la formation de la société moderne qu’une influence secondaire et, à tout prendre, minime. Que la faute en soit, pour une bonne part, aux persécutions et aux humiliations dont il a été victime, qu’elle soit plus à nous qu’à lui, peu importe. Le résultat est le même. Israël eût péri tout entier sur les quemaderos de Castille que sa disparition n’eût pas retardé, de cent ans, l’avènement de la société moderne. Amis ou adversaires du juif lui prêtent une fonction qui n’est pas la sienne, quand ils s’obstinent à voir en lui l’obscur ferment qui a fait lever dans le monde ce que nous