Page:Revue des Deux Mondes - 1891 - tome 103.djvu/844

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

son immense cortège de femmes, d’eunuques, de cubiculaires ! » Oui, assurément ; mais ce n’est pas toujours ce qu’il y a de plus intéressant dans l’histoire qui nous est conservé par les monumens. Un traité de cuisine ou de cosmétique byzantines ferait mieux notre affaire que maints récits de batailles. Parmi les Augustœ, il y a eu tous les types imaginables de femmes ; des femmes politiques, comme Irène l’Athénienne ; des femmes de lettres, comme Eudokia, à qui on a pu attribuer le Violarium, ou comme Anne Comnène, qui écrivit la Vie de son père ; des femmes galantes, comme Zoé la Porphyrogénète ; et d’autres, confites en pureté et dévotion, comme sa sœur Théodora ; et d’autres qui ne songeaient qu’à inventer des combinaisons de parfums, des raffinemens de toilette, des recherches de vêtement et de coiffure pour révolutionner le tout-Byzance féminin ; celles dont on ne parlait pas et celles dont on parlait trop ; celles dont la porte ne s’ouvrait qu’aux moines martyrs et aux prêtres zélateurs, celles qui admettaient les bateleurs et les diseurs de bonne aventure, et celles dont la fenêtre laissait passer de temps à autre un fardeau humain cousu dans un sac, qu’engloutissaient les flots silencieux du Bosphore.

Dans cette étude, je me suis comme enfermé dans le palais impérial ; mais le beau livre de M. Schlumberger révélera bien d’autres aspects de la vie byzantine au lecteur curieux. Il lui montrera les légionnaires applaudissant du sabre sur le bouclier, comme les Francs de Mérovée, les harangues enflammées de l’imperator ; la solide infanterie régulière et les lourds escadrons cataphractes, couverts d’écailles d’airain, brisant l’élan des légers cavaliers arabes ; les forteresses attaquées avec toutes les ressources de la plus savante poliorcétique ; les prises d’assaut, les excès des soldats du Christ, la terreur du nom romain répandue sur les rives de l’Euphrate et du Jourdain, la croisade grecque précédant les croisades des Godefroy de Bouillon et des Richard Cœur-de-Lion. Ce livre montrera, une fois de plus, combien nos jugemens sommaires sur la civilisation byzantine sont incomplets et souvent injustes ; combien elle était loin de cette monotonie qui avec l’ennui semble découler des secs récits des chroniqueurs ; combien elle était, au contraire, variée, multiple, vivante ; combien plus semblable à celle de nos capitales modernes qu’à celle de nos ancêtres à demi barbares, contemporains des grands empereurs byzantins. Non-seulement Constantinople était alors presque la seule ville, digne de ce nom, qu’il y eût en Europe ; mais elle était vraiment le Paris du moyen âge.


ALFRED RAMBAUD.