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décisive est venue. Plus tard, la guerre coûterait aux deux nations cent mille hommes de plus. Pour l’empêcher de devenir exterminatrice, il faut la faire à l’instant même. Ce n’est pas seulement comme général et comme Allemand que je parle, c’est comme homme et comme chrétien. » Ce guerrier implacable veut pousser la guerre à outrance quand il la conduit. Il l’a prouvé devant Sedan. Il la réclame avec non moins de passion quand la paix y a mis un terme et que les peuples respirent[1] ; il la conseille comme croyant et dans un sentiment de sollicitude pour deux nations dont il a versé le sang à longs flots. Étrange nature, qui rappelle celle des envahisseurs, ses ancêtres. Ses contemporains ne lui doivent pas seulement les guerres passées ; ils lui seront également redevables des guerres futures. Nous avons dit les luttes que M. de Bismarck dut soutenir contre lui à Nikolsbourg et à Versailles. Quoi qu’il en soit, le gouvernement français fut averti par le cabinet de Saint-Pétersbourg du nouveau péril qui nous menaçait. Désabusée et inquiète, la Russie était, cette fois, bien résolue à ne pas tolérer un nouvel envahissement de la France. L’empereur Alexandre en donna lui-même l’assurance à notre ambassadeur, le général Leflô[2]. Devant cette attitude du tsar et de son gouvernement, on renonça à tout projet d’agression. Quiconque a étudié l’histoire de ces temps si récens n’en sera pas surpris. Guillaume Ier, qui touchait d’ailleurs aux dernières limites de la vieillesse, ne devait pas se résoudre à entreprendre une guerre durant laquelle il aurait eu à redouter l’hostilité de la Russie. Vainement on aurait tenté de l’y entraîner. M. de Bismarck se hâta de désavouer les intentions qu’on prêtait à la Prusse. Il le fit avec hauteur et avec éclat, comme un homme d’État dont on a surpris les secrets, dans un mode blessant pour le prince Gortchakof, qui voulait, dit-il, se donner le mérite d’avoir sauvé la France d’un grave danger. « Je ne me suis jamais détourné de la Russie, a-t-il dit ; c’est elle qui me repoussait et me plaçait parfois dans une position telle que j’étais forcé de modifier mon attitude pour sauvegarder ma dignité personnelle et celle de l’Allemagne. Cela commença en 1875, quand le prince Gortchakof me fit comprendre combien son amour-propre était froissé par la situation que j’avais acquise dans le monde politique. »

  1. En 1807, un an après la guerre faite à l’Autriche, M. de Moltke voulut diriger contre la France les armes victorieuses de la Prusse, insistant, avec toute l’autorité qu’il avait conquise, pour saisir le prétexte qu’en fournissait l’affaire du Luxembourg. (M. Henri des Houx chez M. de Bismarck.)
  2. Voir, dans les journaux de mai 1887, le récit de cet incident, publié par le général Leflô lui-même.