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blanc. Maintenant, un peu de rose affleure à l’Orient, un rose pâle, imperceptible. Tout d’un coup, ce rose a fait le tour de l’horizon, et c’est comme un fluide profond et léger, d’une infinie ténuité, qui se fond délicieusement dans l’espace blanchâtre. Le bleu de l’eau apparaît, un bleu terne, neutre, chaste, qui n’est pas encore touché par le soleil. L’horizon recule, se limite, et le cercle des eaux s’élargit encore une fois dans la lumière.


5 novembre.

Arrivés cette nuit à Aden. Ce matin, en ouvrant les yeux, j’aperçois la côte. Comment exprimer cela ? C’est une terre nègre, nue et noire, sous le soleil qui brûle, une montagne de houille écroulée dans la mer. Nulle vapeur, nulle végétation n’adoucit la silhouette aiguë des sinistres roches volcaniques qui découpent avec une implacable dureté le bleu du ciel. Devant ce paysage d’enfer, l’eau paraît plus fraîche et plus fluide, d’un vert plus tendre et plus délicat. À gauche, la terre d’Arabie, un désert éblouissant et paie qui se fond au loin dans l’ondoiement blanc de la chaleur.

Nous partons presque tout de suite. Impossible de visiter Aden. D’ici, j’aperçois sur un chemin des groupes de nègres superbes, drapés de rouge, d’un rouge brutal et victorieux dans cette lumière, flamboyant sur la noirceur du paysage ; des chameaux maigres, arides, balançant leurs fines têtes lippues avec une ondulation douce et hautaine ; des files de petits mulets bibliques, deux soldats anglais, la raquette de tennis à la main. Tout ce monde avance sur une route de cendre qui longe les roches carbonisées.

À bord, des juifs huileux, de figure avide et piteuse pleurent pour nous faire acheter des plumes d’autruche. Avec une obstination tranquille et invincible, ils se collent à nous, ils nous enveloppent de leurs gestes tenaces et craintifs. Quel contraste entre ces physionomies lamentables de chiens battus et la gaîté des négrillons souples, au large rire blanc ! Leurs torses cambrés et dispos sont tout brillans de soleil. Un tout petit, cinq ans à peine, un bébé noir, avec des grimaces impayables, des gaucheries gracieuses de jeune chat, veut à toute force me vendre et me mettre dans la main une vieille roupie de la compagnie des Indes. Étrange contact de cette petite paume de singe, sèche, parcheminée.

On jette à l’eau des piécettes d’argent, et tout ce petit monde plonge. Les jarrets se débandent avec une détente sèche de grenouilles, les têtes crèvent la surface moirée, et l’on suit le gigotement noir, qui s’évanouit dans les profondeurs vertes de l’eau pâle. D’autres pagaient, à cheval sur des troncs d’arbre, s’excitant avec