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Page:Revue des Deux Mondes - 1891 - tome 104.djvu/388

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cinq sens. Tous sont au même point. Pas un ne s’est affiné sous l’influence de ce que les psychologues appellent l’éducation sensible. Leurs données sont devenues plus intenses, avec le cours des générations, jamais plus complexes.

« Les Allemands, disait Montaigne, ne goûtent pas, ils avalent. » Il est curieux de voir, en effet, à quel point le détail de ce qu’ils mangent a pour eux peu d’importance. La cuisine allemande est d’une monotonie et d’une insipidité singulières. Toutes les viandes ont le même goût, toutes accommodées de la même façon, avec la même sauce épaisse et lourde, toutes invariablement escortées des mêmes pommes de terre cuites à l’eau. Aucun désir de varier les mets : une énorme portion de veau rôti ou de jambon suffit à constituer un repas. Les hors-d’œuvre et le dessert sont une simple concession à la mode française. Lorsque, dans un restaurant, un Allemand n’a pas assez d’un plat, il y a toute chance qu’il demande une seconde portion du même mets qu’il vient de manger.

La sensation du charme particulier d’un beau repas semble une chose à peu près inconnue en Allemagne. On n’y aime pas, comme chez nous, à s’installer deux fois le jour devant une table bien servie, à savourer en petites portions une grande variété de mets, à introduire ainsi dans la satisfaction du désir naturel de manger une part d’artifice et de divertissement. Les Allemands ont bien coutume de dîner entre une et deux heures ; mais en dehors de ce repas régulier, où d’ailleurs ils ne tiennent pas, ils mangent à toute heure, dans n’importe quel endroit qu’ils se trouvent. Ils mangent au café, au théâtre, au musée : j’en ai vu stationner, au milieu du trottoir, devant une échoppe de rôtisseur, et avaler debout une tranche de roastbeef. Les trains express allemands n’ont guère de grands arrêts où les voyageurs puissent déjeuner et dîner : à chaque station on mange une part de jambon arrosée d’un verre de bière. Je suis allé jadis de Breslau à Francfort, un trajet de vingt-quatre heures, sans que le train s’arrêtât une seule fois plus de dix minutes.

Aucun besoin non plus d’intimité et de confort. Beaucoup de familles ont l’habitude de ne jamais souper à la maison. On s’en va à la brasserie ; on choisit, par un goût bizarre, les tables déjà les plus encombrées : femmes, enfans, domestiques, se tassent de leur mieux. Les garçons, toujours en habit, et presque toujours en habit crasseux, ne se pressent pas de venir prendre les ordres : ils se pressent moins encore d’aller chercher à la cuisine ce qu’on leur a demandé. Et lorsqu’enfin les portions sont venues, on les mange avec une lenteur somnolente ; à peine si l’on échange quelques mots. Après quoi, les hommes allument des cigares; les