Aller au contenu

Page:Revue des Deux Mondes - 1891 - tome 104.djvu/390

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

souvent, au choix, du chocolat ou de l’eau de Cologne, et j’ai vu des moutards déguenillés mettre leurs 10 pfennigs du côté eau de Cologne, pour avoir de quoi se parfumer la tête et les mains. Mais si les sensations de l’odorat m’ont ainsi paru assez fortes et constantes, il m’a semblé qu’elles n’en restaient pas moins à l’état primitif. Même absence de finesse dans le choix des parfums que dans celui des alimens. C’est à peu près la même eau de Cologne que l’on trouve dans les grands et les petits magasins ; et Dieu sait de quoi elle est faite! Les femmes les plus élégantes supportent à merveille l’odeur du cigare et de la pipe. Chacun fume en leur compagnie, et l’horrible atmosphère des brasseries ne parait pas les incommoder.

Peut-être en est-il du sens de l’ouïe comme du sens de l’odorat : j’imagine que les sensations auditives sont, chez les Allemands, plus fortes, mais moins nuancées que chez les autres peuples. Le timbre même de la voix suffirait à le faire croire. Les Allemands ont une voix très vibrante et très nette, mais dure, monotone. Leurs acteurs déclament avec une extrême précision, mais d’un ton égal et continu qui aurait vite fait de nous lasser. Leur rire, lui aussi, est tout d’une pièce. Il éclate bruyamment, garde la même note tout le temps qu’il dure.

Mais la musique? Elle est chez les Allemands un véritable besoin naturel : un Allemand se passera plutôt de boire que d’entendre chanter ou jouer. Dans les villages même, il y a des orchestres, des sociétés chorales ; les paysans, à la brasserie, soupent en musique. Dans les villes, le nombre des concerts est incalculable : il y en a pour ainsi dire un par maison où l’on boit, à moins que les violons ne soient remplacés par un orgue mécanique, joie des soldats et des ouvriers. Toutes les jeunes filles de la bourgeoisie, même les plus pauvres, apprennent le chant et le piano. Il est indispensable aux Allemands d’avoir toujours l’oreille caressée de musique.

Mais leurs oreilles, si elles ont besoin de musique, sont demeurées incapables de distinguer les fines nuances musicales. Les programmes des concerts sont à ce point de vue bien instructifs : ils comprennent les œuvres les plus diverses, depuis des symphonies de Beethoven et de Schumann jusqu’à des valses de Suppé. Et le public goûte tous les morceaux avec un égal plaisir, il goûterait avec un égal plaisir des exercices ou des gammes. Dans des concerts de musique de chambre, j’ai vu les fugues de Bach acclamées avec le même enthousiasme que les chansonnettes de l’Anglais Sullivan. Les théâtres jouent tour à tour Tristan et Yseult, Euryanthe, l’Étudiant pauvre, Alceste, les Dragons de Villars, sans que les auditeurs trouvent à l’une de ces pièces plus ou moins d’agrément qu’à une autre. Ils acceptent tout ce qu’on leur donne.