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par certains côtés, ce pamphlet niais mérite une place d’honneur dans l’histoire de la critique moderne. Son bon sens profond ne pouvait jamais tout à fait abandonner Voltaire, et au travers des sottises triomphantes qu’il entassait pour en écraser la Bible et avec elle le christianisme, il trouvait, sans se douter de la découverte, la clé de l’exégèse historique. Est-ce à lui qu’en revient l’honneur, ou à son maître Bolingbroke ? Il n’en est pas moins vrai, comme l’a fait remarquer M. Renan, que Voltaire, un siècle avant Reuss et l’école allemande, avait reconnu la date exacte du premier code religieux d’Israël. Il n’est pas jusqu’à une des hypothèses les plus hardies de l’école moderne, celle qui attribue une partie du Pentateuque au prophète Jérémie, qui ne se retrouve déjà en toutes lettres dans l’Examen de Bolingbroke. Un siècle de dissertations allemandes et de discussions à n’en pas finir sur la Grundschrift et les Fragmens ont amené la science à la formule qu’avait jetée en passant le formidable bouffon, et Gavroche s’était trouvé d’un siècle en avance sur toutes les universités d’Allemagne. La science ne lui en a pas su gré, et M. Reuss, dans son résumé de l’histoire de l’exégèse, ne prononce même pas son nom. Ce n’est que justice. Son génie inintelligent avait aperçu la vérité sans la comprendre : il l’avait d’ailleurs enveloppée de tant d’ordure que nul n’aurait eu la pensée ni le cœur d’aller la ramasser où il l’avait mise, et la science se refit sans lui et contre lui.

La critique biblique, telle qu’elle s’est constituée après un travail pénible de près d’un siècle, est à peu près exclusivement l’œuvre de l’Allemagne. Elle y est sortie du travail libre des théologiens, surtout des théologiens protestans : car il n’y a guère que des théologiens protestans qui puissent se permettre l’inconséquence heureuse qui concilie la croyance au développement historique de la foi avec une foi lointaine en l’autorité de la révélation. Cette origine purement allemande, théologique, et protestante, l’a marquée de sa triple empreinte et est peut-être une des causes principales de la lenteur de ses progrès. Elle a généralement manqué de souplesse et de mesure : elle a voulu tout savoir, tout expliquer, tout préciser, arriver aux élémens primitifs de formations dix fois modifiées et dont nous n’avons que les résidus ; elle a reporté dans la synthèse, qui doit sacrifier les faits indifférens et sans force historique, les scrupules de l’analyse, qui n’a le droit de rien ignorer et de rien négliger. De là des constructions compliquées et obscures, qui ont des recoins étranges pour abriter tous les détails et peu de jour et de dégagemens pour le mouvement des faits et les courans de l’histoire. Elle s’est aussi, par scrupule théologique et protestant, embarrassée de maint souci qu’une science laïque aurait ignoré, et s’est souvent traînée dans l’ornière du