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la préhistoire, que ces patriarches, premier symbole de la sainteté juive ; que Moïse, le législateur suprême, l’homme de Dieu ; que les juges libérateurs, envoyés par la pitié divine au secours d’un peuple repentant ; que David même, le prototype du Messie, ont ignoré, avec une sécurité sans pareille, la plupart des principes qui sont le cœur du judaïsme organisé. C’est l’époque des Téraphins, que Rachel emporte pieusement avec elle de la maison de son père ; c’est l’époque où Gédéon, envoyé de Jéhovah pour sauver son peuple, après la victoire, se fait des rentes en érigeant un éphod que l’on vient adorer de tous les coins d’Israël ; c’est l’époque où les tribus, en aventures de conquête, se disputent pour mieux vaincre les idoles les mieux cotées. C’est l’époque où les anges se promènent dans les rues et les campagnes ; où Jéhovah vient dîner avec Abraham, comme un simple Jupiter descendant chez Philémon ; où chaque pierre levée a sa théophanie, chaque vieux chêne et chaque térébinthe son souvenir divin, où les deux mondes sont encore aussi mêlés qu’au temps d’Homère et où la race des Élohim se mêle encore aux filles des hommes. C’est l’époque d’idolâtrie et d’inconscience religieuse dont le Livre des juges nous a laissé le tableau admirablement naïf, époque d’anarchie religieuse autant que politique, où il n’y avait de maître sérieux ni dans le ciel ni sur la terre, où il n’y avait de règle reconnue ni pour les âmes ni pour les hommes, et où le mot est doublement vrai : « En ce temps-là il n’y avait pas de roi, et chacun faisait ce qui était bon à ses yeux. »

Cependant, déjà dans cette époque d’idolâtrie, Jéhovah était né : l’onomastique de l’époque des juges prouve qu’il était là. C’était déjà une figure distincte, c’était un dieu national, ou, plus exactement, un dieu de tribu, le dieu des enfans d’Israël. Ce n’était encore qu’une figure, entre beaucoup d’autres, dans la foule des Élohim, de ceux qu’Israël tenait des plus anciennes traditions de la race sémitique et de ceux qu’il avait depuis recueillis et qu’il recueillait encore tous les jours de la main des peuples où le jetait le hasard de sa destinée. On a émis l’hypothèse qu’Israël, venu du pays de Chaldée, avait emporté de là Jéhovah dans le bagage de mythes et d’idées qu’il devrait à la plus vieille civilisation de Babylone. Était-ce, comme d’autres le veulent, le dieu particulier de Moïse et des lévites ? Ou bien Moïse l’aurait-il appris de son beau-père Jéthro, prêtre de Midian, dont il paissait les troupeaux autour du Horeb et du Sinaï. M. Renan, avec son sentiment délicat et profond des hasards décisifs, a émis en effet l’hypothèse séduisante que Jéhovah était le dieu local du Sinaï, la montagne fulgurante, et que c’est là qu’Israël, sortant d’Egypte, le rencontra. C’était le premier dieu qu’il trouvait devant lui au sortir de la maison d’esclavage, et le premier à qui il pût offrir son sacrifice de