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le bien-être consiste précisément à pouvoir suffire à des besoins nouveaux : besoin de mieux se nourrir, de se loger avec plus de confort, de porter de meilleurs vêtemens ; besoin d’épargner aussi ou de prendre quelques distractions… Si la loi naturelle, économique, comme pendant à chaque nouvelle pièce de cent sous qui tombe dans la poche de l’ouvrier, ne faisait pas aussitôt surgir dans son cerveau l’idée d’une nouvelle dépense ; si le travailleur voulait toujours enfouir cet écu dans un bas de laine ou même le verser à la caisse d’épargne, au lieu de procurer à lui et à sa famille quelque agrément, il porterait à la classe laborieuse, en agissant ainsi, un préjudice véritable. Dans un pays où les ouvriers n’ont pas de grands besoins, les salaires ne se développent pas vite, parce que la demande d’une foule d’objets de demi-luxe, dont ils sont à la fois producteurs et consommateurs, n’augmente pas beaucoup. La simplicité extrême des mœurs d’un peuple est, en quelque sorte, un obstacle à l’élévation des salaires.

Il est vrai que des salaires très bas obligent le peuple qui les reçoit à une extrême simplicité. Le lecteur voit bien, au reste, que ce cercle n’est pas aussi vicieux qu’il en a l’air ; qu’il est un moyen d’en sortir, par le développement de l’industrie et du commerce. Ce qui nous préoccupe ici, c’est de montrer, par le rapport actuel des salaires avec le prix des denrées, que la vie peut être chère dans un pays où les salaires sont bas, et réciproquement que les salaires peuvent être élevés dans un pays où la vie est à bon marché. Passons le détroit ; le pain est meilleur marché en Angleterre qu’en France, la viande est très légèrement plus chère (1 fr. 80 le kilogramme au lieu de 1 fr. 75). Parmi les chapitres de dépense courante, il en est qui sont plus hauts, d’autres moins que chez nous ; il en est, comme le loyer, qui sont à peu près équivalens. Tout compensé, l’ouvrier anglais dépense peut-être 10 pour 100 de plus que l’ouvrier français, et son salaire est de 35 pour 100 plus fort. Un journalier agricole gagnera en France, suivant les régions et les saisons, une moyenne de 2 fr. 50 par jour ; le même ouvrier recevra en Angleterre 3 fr. 40. Son salaire réel est donc plus élevé d’un quart, et la durée de son travail moindre de quatre ou cinq heures par semaine. L’ouvrier anglais, celui du pays libre-échangiste par excellence, où la liberté d’association, que l’on affecte maintenant de croire impuissante, a le plus tôt et le mieux fonctionné, est donc, après celui des États-Unis, le plus fortuné de tout l’univers.

Au contraire, « la situation de l’ouvrier allemand, écrit notre ambassadeur à Berlin, M. Herbette, se trouve d’autant plus précaire que le renchérissement du prix des subsistances, attribué en