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Page:Revue des Deux Mondes - 1891 - tome 104.djvu/618

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avait bien vite pris l’habitude, que l’on conserva jusqu’à la fin, de voir en lui un de ces artistes doublement privilégiés, doublement habiles, comme Gérard l’avait été naguère, et qui, moitié praticiens d’élite, moitié hommes du monde au meilleur sens du mot, font preuve d’une égale expérience dans l’accomplissement de leurs travaux professionnels et dans la conduite de la vie. Aussi, lorsqu’il succombait, avant l’âge de soixante ans, dans la plénitude de son talent et dans tout l’éclat d’une réputation déjà longue, n’avait-il rien perdu auprès de ses confrères de la confiance qu’il leur avait tout d’abord inspirée.

Ajoutons que, comme Gérard encore, par l’élégance de ses mœurs domestiques, par l’hospitalité courtoise que recevaient chez lui les hommes les plus distingués, Paul Delaroche avait réussi à donner un surcroît de relief, et, pour ainsi parler, un vernis d’aristocratie à l’importance personnelle qu’il s’était acquise par ses œuvres. Dans ce salon que charmait la présence d’une femme dont le souvenir est resté si cher à quiconque a eu l’heureuse fortune de l’approcher[1], se rencontraient chaque semaine à jour fixe des artistes de tous les rangs, depuis ceux qui, comme Auber, étaient en pleine possession de leur renommée, jusqu’à ceux qui, comme Hippolyte Flandrin et M. Ambroise Thomas, destinés à prendre rang, eux aussi, parmi les maîtres, venaient alors de faire leurs premières preuves et de remporter leurs premiers succès. A côté de ces artistes, les uns célèbres, les autres en voie de le devenir, un homme d’État illustre, M. Guizot, de qui Paul Delaroche avait peint le portrait, d’autres personnages politiques, fort en vue à cette époque, qu’il avait eus également pour modèles, — des membres de l’Académie française ou de l’Académie des Sciences, — des savans étrangers de passage à Paris, — en un mot, tout un monde d’élite, en se réunissant périodiquement dans le petit hôtel du peintre, avait fait de cette modeste demeure un centre d’attraction d’autant plus rare qu’il satisfaisait à la fois aux meilleures traditions françaises du savoir-vivre et aux exigences des mœurs modernes. En venant fermer ce Salon, aussi différent des pédantesques salons littéraires du dernier siècle que des cercles politiques de notre temps, la mort de Paul Delaroche ajoutait à la perte d’un artiste éminent la dispersion d’une famille d’esprits pour ainsi dire auxquels un lien commun manquerait matériellement désormais.

La mort d’Horace Vernet ne pouvait avoir les mêmes

  1. Mme Delaroche, qu’une mort prématurée devait enlever à la tendresse des siens et à l’admiration de ses amis, était, on le sait, la fille unique d’Horace Vernet.