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Ils se prirent à courir comme s’ils eussent à leurs trousses toute une légion de mauvais esprits sylvains, oubliant même d’emporter leur précieux butin, le fusil. Ils ne recouvrèrent leur présence d’esprit que lorsqu’ils furent à l’issue de la forêt, en vue de leur village. Ralentissant le pas pour reprendre haleine, l’un d’eux demanda à son camarade :

— L’as-tu reconnu ?

— Oui, répondit l’autre.

— Azamat ?

— Lui-même.

Bientôt tout le village sut le sort horrible d’Azamat qui avait, évidemment, péri sous l’étreinte fatale d’un ours.

Un malfaiteur n’aurait pas laissé là un signe indicateur dans le fusil abandonné ; il aurait enterré sa victime au lieu de l’enfouir dans les branches, comme font les ours.

Probablement, le formidable quadrupède l’avait assailli à l’improviste, ne laissant pas à l’audacieux chasseur le temps de décharger son fusil. Ou bien encore, peut-être, le meurtre involontaire d’Iwak, le désespoir d’avoir perdu sa fiancée, le tourmentaient si cruellement qu’Azamat avait, de propos délibéré, cherché la mort, sans vouloir se servir de son fusil pour se défendre. Personne n’ayant vu la lutte, qui saurait le dire ? Les sombres pins, seuls témoins du terrible événement, gardent leur silence mystérieux, remuant leur feuillage aigu en un murmure sinistre.

Le bruit de la fin tragique d’Azamat parvint aussitôt à sa fiancée. Saisie de consternation à la nouvelle fatale, l’infortunée courut de nouveau vers le bois sacré… Sa prière insensée était donc exaucée. Sa malédiction au meurtrier de son père s’était donc accomplie ! Mais ce n’était que l’assassin qu’elle avait maudit. Azamat, son fiancé, avait toujours son amour et ses prières. Son cœur distinguait nettement entre les deux ; ce n’était que dans sa raison, dans son entendement que les deux se confondaient en une seule et même image épouvantable. Aussi, sa raison en fut-elle ébranlée jusqu’à la folie. Azamat une fois mort, sa haine contre le meurtrier s’était subitement éteinte et son amour pour le fiancé remplissait seul son âme. Et ce fiancé bien-aimé, son Azamat, avait péri, victime de sa malédiction ! Son jeune cœur, trop impressionnable pour résister à cet orage intérieur, devait se briser.

Elle avait maudit l’assassin de son père. Maintenant, elle s’accablait d’imprécations elle-même ; elle maudissait tout sur la terre.

Dans sa folie, ses lèvres inconscientes murmuraient toujours : — « Méchant Keremeth ! c’est toi qui m’as pris mon Azamat ! »