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nous trouvons, pensent-ils, à un des grands tournans de l’histoire[1] : — « N’oubliez pas, écrivait M. Hinzpeter, en tête d’un ouvrage destiné à son royal élève Guillaume II, que nous vivons à une époque de crise ou de transition comme a été la réforme, ou même avant, le christianisme, c’est-à-dire à une époque où les bases du sentiment, de la pensée et de l’action sont ébranlées ; entre la science d’une part et la loi ancienne perdue, et la foi nouvelle qui n’est pas née, les hommes restent sans réponse sur le sens de la vie : il faut en trouver une. » C’est cette réponse que le socialisme, unissant les basses classes dans une foi commune, prétend avoir trouvée dans le combat contre la misère et l’ignorance, et qu’il se fait fort d’imposer au monde.

Les pessimistes enfin, comme épilogue à la gigantesque lutte que préparent les arméniens immenses, nous annoncent pour le XXe siècle la bataille sociale des masses contre les classes, la dernière guerre, selon Bebel, mais telle que le monde n’en aura jamais vu de semblable ; puis une organisation de la société où l’individu sera absorbé par l’état, soumis à l’esclavage futur que prédit M. Herbert Spencer. Entre la société du passé et celle de l’avenir, nous aurons joui d’une liberté que nos pères ne possédaient pas, que nos descendans ne connaîtront plus.

Si obscures que puissent être les destinées, et si vaines les prophéties, cet avenir, on peut l’affirmer, ne ressemblera guère aux plans des utopistes et réformateurs contemporains ; le socialisme aura beau modifier l’ordre des choses, il ne changera point de fond en comble la nature humaine. Après dix-huit siècles, avec toutes les forces morales et matérielles dont il disposait, le christianisme y a échoué : il a sans doute répandu des sentimens de pureté et de charité, il a pu réaliser son idéal dans ses communautés distinctes, mais, au lieu de refondre la société à son image, il s’est transformé à l’image de la société, c’est le sens clair de son histoire ; et, de fait, ne voyons-nous pas aujourd’hui le pape qui dirige la barque de Pierre, orienter sa voile du côté d’où souffle le vent ? Il en sera de même du socialisme. Déjà sa courte histoire en Allemagne, telle que nous venons de l’esquisser, nous montre le parti, à mesure qu’il s’est développé, s’adaptant de plus en plus aux circonstances de l’empire : il ne continuera à s’étendre qu’à la condition de se mouler sur l’esprit général et les besoins de chaque peuple. C’est là, croyons-nous, la conclusion qu’on peut tirer de cette étude.


J. BOURDEAU.

  1. C’est l’opinion de M. Gabriel Monod, exprimée dans le même sens par M. Hinzpeter.