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resteront dans les lits qu’elles se sont creusés, et qu’elles auront plusieurs lits ; point de lits nouveaux et pas de lit unique. « Je ne veux pas de religion dominante, ni qu’il s’en établisse de nouvelles ; c’est assez des religions catholique, réformée et luthérienne, établies par le Concordat[1]. » Avec celles-ci, on ne tâtonne pas dans l’inconnu ; on sait leur direction, leur force, on peut parer à leurs débordemens. D’ailleurs, la pente et la configuration présentes du sol humain sont pour elles ; l’enfant suit la voie frayée par le père, et l’homme fait reste dans la voie suivie par l’enfant. « Tenez[2], j’étais ici, à la Malmaison, dimanche dernier, me promenant dans cette solitude, dans le silence de la nature. Le son de la cloche de Rueil vint tout à coup frapper mon oreille. Je fus ému ; tant est forte la puissance des premières habitudes et de l’éducation ! Je me dis alors : quelle impression cela ne doit-il pas faire sur les hommes simples et crédules ! » Donnons-leur satisfaction, rendons aux catholiques leurs cloches et le reste. Après tout, l’effet total du christianisme est salutaire : « Quant à moi[3], je n’y vois pas le mystère de l’incarnation, mais le mystère de l’ordre social ; la religion rattache au ciel une idée d’égalité qui empêche le riche d’être massacré par le pauvre. » « La société[4] ne peut exister sans l’inégalité des fortunes, et l’inégalité des fortunes sans la religion. Quand un homme meurt de faim à côté d’un autre qui regorge, il lui est impossible d’accéder à cette différence, s’il n’y a pas là une autorité qui lui dise : Dieu le veut ainsi ; il faut qu’il y ait des pauvres et des riches dans le monde ; mais, ensuite et pendant l’éternité, le partage se fera autrement. » A côté de la police répressive, exercée par l’État, il est une police préventive, exercée par l’Église ; le clergé est une gendarmerie de surcroît[5], spirituelle, en soutane, plus efficace que l’autre, temporelle, en bottes fortes, et l’essentiel est de les faire marcher toutes deux ensemble, du même pas, de concert.

Entre les deux domaines, entre celui qui appartient à l’autorité civile et celui qui appartient à l’autorité religieuse, y a-t-il des limites, une ligne de séparation ? « Je[6] cherche en vain où la placer ; son existence n’est qu’une chimère. J’ai beau regarder, je

  1. Pelet de La Lozère, p. 208 (22 mai 1804).
  2. Thibaudeau, p. 152 (21 prairial an X).
  3. Pelet de La Lozère, p. 223 (4 mars 1806).
  4. Rœderer, Œuvres complètes, III, 334 (18 août 1800).
  5. M. Bignon, interprète officiel et spécial dans la pensée de Napoléon pour les choses diplomatiques, dit à propos du serment imposé par le Concordat : « Ce serment faisait du clergé une sorte de gendarmerie sacrée. »
  6. Pelet de La Lozère, p. 205 (11 février 1804).