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d’avance, mieux cela vaudra. La délicatesse morale double ici la délicatesse littéraire : le héros sera donc parfait ; il faudra qu’à la perfection il joigne les grâces du bel air ; les passions nobles, amour et héroïsme, seront ses seuls mobiles. Ces perfections mêmes, en supprimant les luttes intimes, en bannissant le drame de la conscience, ont donné nécessairement aux ouvrages leur couleur descriptive et lyrique.

Le plaidoyer est spirituel ; il ne m’a pas convaincu. Si l’on veut dire qu’une poésie artificielle et pédantesque tourne nécessairement au précieux, qu’elle est plus capable de grâces frelatées, voire de jolies peintures, que de conceptions hardies et originales, c’est à merveille. Mais il faut prendre garde de transformer en un système réfléchi et savant de natives faiblesses. Si le public indien a eu le théâtre qu’il lui fallait, les poètes ont eu le public qu’ils méritaient. Faut-il vraiment faire un titre au drame hindou de manquer et d’invention et d’action et d’intérêt moral ? Même sur cette perfection théorique du héros, il serait bon de s’entendre : elle est toute d’extérieur et de décor, puisque la lutte morale n’existe pas ; perfection formaliste de la grâce et des manières, des procédés et de la galanterie ; perfection qui ne se manifeste par aucune action, qui du moins ne s’éprouve en aucun combat.

À vrai dire, ce qu’il y a de plus curieux dans l’histoire du théâtre indien, c’est qu’un peuple délicatement lettré ait pu accumuler tant de pièces de genres très divers, s’intéresser si vivement aux divertissemens scéniques, en analyser si laborieusement toutes les recettes, en se montrant si dépourvu du génie du théâtre.

Je n’oublie ni la grâce exquise d’un Kâlidâsa, ni la souple élégance d’un Harsha, ni ce que quelques tableaux de Bhavabhoûti déploient d’éclat et de pathétique. Avec tous leurs dons brillans et aimables, les Hindous n’avaient pas la tête dramatique.

Ni leur état politique, ni leur constitution sociale n’était bien favorable au théâtre : le régime de la caste qui limite et enchaîne l’activité, la réclusion de la femme qui voile son action si elle ne la supprime pas, la polygamie qui enlève aux drames de l’amour l’intérêt des conflits irréparables. Mais c’est surtout en lui-même, dans sa structure intime, que l’esprit hindou porte le secret de cette impuissance.

La physionomie intellectuelle de l’Inde nous est trop souvent présentée avec de singuliers excès de langage ; on n’y ménage ni les enthousiasmes désordonnés ni les spéculations aventureuses. C’est une tâche ingrate de la ramener sous le jour un peu dur d’une observation froide. Mais, après tout, les sympathies solides doivent récuser des portraits aisément fantaisistes où les traits sont