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Page:Revue des Deux Mondes - 1891 - tome 105.djvu/162

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au cosmopolitisme du XVIIIe siècle, a été la plus grande puissance peut-être des cent années qui ont suivi la Révolution. Il a, sous nos yeux et, en grande partie, par nos mains, transformé l’Europe, accomplissant des miracles, tels que l’histoire ne se souvient point d’en avoir jamais vu, ressuscitant les morts et faisant marcher les paralytiques. Cette formidable puissance, il est périlleux de l’avoir contre soi ; c’est ce que, en plusieurs pays, ont éprouvé les juifs. Il ne dépendait pas d’eux de n’en pas faire l’expérience. Le sentiment national, surexcité par ses triomphes ou par ses souffrances, devait, en son exaltation, s’attaquer à ces hommes d’un autre sang, venus d’autres cieux, parfois à une époque récente. Chacun s’en prend, chez soi, à ce qui, dans les chairs de la nation, lui paraît un corps étranger. C’est ainsi que, en Allemagne, l’exclusivisme germanique s’est soulevé contre les « sémites. » Le juif se croyait en sécurité à l’abri de la tolérance moderne, et voilà que des voisins sont venus lui signifier son congé, non plus au nom de la croix et du Christ, mais au nom de ses pères, Isaac et Jacob.

Rien de surprenant si l’antisémitisme a fait son apparition dans le nouvel empire des Hohenzollern. C’était un berceau tout préparé pour lui. Déjà, après 1815, les juifs d’Allemagne avaient été victimes des victoires allemandes. Ils avaient été affranchis par l’ascendant de la France ; ils se virent dépouillés des droits que leur avait valus la prépondérance française. Les teutomanes, délivrés de Napoléon, s’indignaient que des juifs pussent se donner pour Allemands. Du Rhin à la Vistule, avait retenti le vieux cri de hep ! hep ! A soixante ans de distance, Sedan a failli avoir, pour les juifs, les mêmes conséquences que Waterloo. L’écho des fanfares qui ont salué la chute de la France a été, de nouveau, le signal de la Judenhetze. Et cela était naturel. Comme la guerre de l’indépendance, la restauration de l’empire germanique devait réveiller la teutomanie, ou ce que l’historien juif appelle die christliche Deidschlümelei[1]. A l’heure où, dans l’enivrement de sa force retrouvée, le germanisme exaltait tout ce qui lui semblait teuton, de la hache d’Arminius à la Bible de Luther, les défiances tudesques devaient facilement se tourner contre Israël. Était-il possible, disait le Junker prussien, que le germanisme, vainqueur des Welches de France, se laissât humilier par les sémites et dompter par le judaïsme ? Entre ces deux termes : germanisme et judaïsme, Germanenthum et Judenthum, le pédantesque patriotisme d’outre-Rhin découvrait un antagonisme naturel.

  1. Graetz, Geschichte der Juden von den ältesten Zeiten, t. XI, p. 338. — Cf. G. Valbert. Hommes et choses du temps présent, p. 78, 79.