Aller au contenu

Page:Revue des Deux Mondes - 1891 - tome 105.djvu/164

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

parfois en France même. La différence était qu’à Pest et à Moscou le germanisme était remplacé par le slavisme ou par le magyarisme, également menacés par la conquête sémitique. C’était toujours à l’étranger que s’en prenaient les adversaires du juif.

Ce grief national me semble moins nouveau qu’il n’en a l’air. Il était, virtuellement, au fond de tous les reproches adressés au juif depuis des siècles. Pour découvrir que les juifs constituaient un État dans l’État et un peuple dans le peuple, nos pères n’avaient pas attendu les contemporaines théories sur la lutte des races et la concurrence vitale. L’Espagne de la Renaissance eût eu quelques notions d’ethnologie, que le nom de sémites eût été infligé aux juifs par les Ibères de Castille, dès le temps de Ximenès et de Torquemada. C’était bien, sans peut-être s’en rendre compte, le sémite, l’homme d’un autre sang, autant que l’israélite, l’homme d’une autre foi, que poursuivait, dans ses Judios, l’Espagne des rois catholiques. S’il y eût jamais péril sémitique, c’était assurément poulies Espagnes, annexées à l’Afrique par la conquête arabe et ressoudées à l’Europe par la croix. En s’attaquant aux juifs et aux musulmans, elles cherchaient instinctivement à se « désémitiser, » à se « désafricaniser. » Ainsi s’expliquent les rigueurs de leur inquisition contre les juifs et les nuevos cristianos. Si elle n’eût écouté que l’intérêt de la foi, l’Espagne eût prêté l’oreille aux conseils de Rome ; elle n’eût pas renchéri sur les sévérités du saint-office.

Remontons plus haut : il y a déjà de l’antisémitisme dans les émeutes des grandes villes de l’antiquité contre les juifs. À Rome, à Antioche, à Alexandrie, c’est à l’étranger et, sinon à la race, c’est aux mœurs étrangères et à la culture étrangère, autant qu’aux ennemis des dieux, que s’attaque la plèbe grecque ou romaine. De même des écrivains classiques. M. le professeur Von Treitschke a eu parmi eux d’illustres devanciers. Juvénal ou Tacite, quand ils s’en prennent au sabbat ou à la circoncision, s’inquiètent déjà de la « judaïsation » de la société antique ; ce qui les effraie, c’est la substitution des lois ou des coutumes hébraïques aux coutumes romaines[1]. Bien mieux, l’antisémitisme, c’est-à-dire le grief national contre le judaïsme envisagé comme une tribu étrangère, est antérieur à la ruine de Jérusalem et à la dispersion d’Israël. Il date, pour le moins, de la captivité de Babylone, si ce n’est de la servitude d’Egypte. On en trouve la formule dans la Bible ; les

  1. Romanas autem soliti contemnere leges,
    Judaïcum ediacunt et servant ac metuunt jus
    Tradidit arcano quodcumque volumine Moses.
    (JUVENAL, satire XIV, vers 100 et suiv.)
    Cf. Tacite. — (Historiœ, V, 5.)