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sein sans s’incorporer à elles ? Pour qui veut que la nationalité découle de la communauté des croyances ou de la parenté du sang, aucun doute : le juif ne sera jamais ni Français ni Allemand, ni Hongrois, ni Russe ; il ne sera jamais que juif. Mais est-il vrai que la nationalité dépende de la race ou de la religion ? N’y a-t-il d’unité nationale que dans l’unité de foi ou dans la communauté d’origine ? A nous, Français du XIXe siècle, pareille question semble d’une autre époque ou d’un autre monde. C’est en autre chose, en quelque chose de plus ample et de plus subtil, que nous faisons consister la nationalité française. Nous ne saurions, toutefois, juger des autres peuples par nous-mêmes ; ce serait être injuste envers eux. Aussi, pour surannée qu’elle nous semble, la question vaut qu’on s’y arrête.

Qu’est-ce qu’une nation ? Rien peut-être de plus difficile à définir. Nous pouvons, heureusement, renvoyer à la belle conférence de M. Renan. La nationalité, pour nous, Français, s’identifie avec la conscience nationale. Une nation est, avant tout, le produit de l’histoire ; ce qui la crée ou la maintient, c’est une communauté d’intérêts, de traditions, de sentimens. La nationalité a d’habitude plusieurs facteurs, et, dans plus d’un pays, la religion a été un de ces facteurs. Ainsi en Espagne, ainsi encore en Russie. C’est une des raisons pour lesquelles le Russe ou l’Espagnol a tant de peine à regarder un juif comme son compatriote.

Il y a plus ; en certaines contrées, dans presque tout l’Orient, la notion de nationalité n’existe point, ou bien, elle se confond avec la religion. Ainsi des musulmans, d’abord ; le vrai croyant ne connaît d’autre patrie que l’Islam ; pour lui, toutes les différences nationales s’effacent devant l’unité de foi. C’est là l’infériorité, ou, si l’on veut, la supériorité de l’Islam. Le plus grand changement qui puisse s’accomplir dans le monde oriental serait la formation d’un sentiment national distinct de toute foi religieuse. Déjà, chez certaines populations, et jusque chez le musulman d’Asie ou d’Europe, chez l’Arnaute d’Albanie, chez l’Arabe de Syrie, il semble parfois que la nationalité tende obscurément à se dégager de la religion. Mais l’Islam les a si fortement tressées ensemble que, si jamais l’une parvient à se détacher de l’autre, il faudra, pour cela, des générations. Chez les chrétiens d’Orient, à l’inverse des musulmans, la religion n’a point, d’habitude, oblitéré le sentiment national ; elle s’est en quelque sorte fondue avec lui, si bien que, chez eux aussi, tous deux semblent inséparables. Dans un pareil monde, là où chrétiens et musulmans identifient la nationalité avec la religion, ou font de la seconde le signe de la première, l’israélite ne peut, lui aussi, avoir d’autre nationalité que sa religion.