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Page:Revue des Deux Mondes - 1891 - tome 105.djvu/173

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part des traits longtemps prêtés aux fils de Sem n’appartiennent, en fait, qu’à l’Arabe, — et encore moins à l’Arabe qu’à l’Arabie, moins à l’homme qu’au désert.

Il est passé, le temps où l’on pouvait faire pivoter toute l’histoire de notre monde sur l’éternel antagonisme de l’Aryen et du Sémite. Quoi qu’en puissent penser les pédans de collèges, le pillage des boutiques juives par les moujiks de la Petite-Russie ou par les ouvriers des faubourgs de Vienne n’est pas l’épilogue du long duel d’Annibal et de Scipion, d’Abd-er-Rahman et de Charles Martel, de Saladin et de Cœur-de-Lion. Ni les Carthaginois ni les Sarrasins n’ont rien à démêler dans les querelles du pasteur Stœcker et des rabbins ; et le prétendu antagonisme, d’instincts et de génie, des Aryas et des Sémites n’a que faire dans les luttes électorales du prince Aloys Liechtenstein et du docteur Kronawetter. Bien mieux, cette hostilité légendaire de l’Aryen et du Sémite, on n’en trouve nulle trace dans les livres hébreux ou dans l’histoire d’Israël. Ni la Bible, ni l’Évangile n’en ont eu connaissance. Le juif y est toujours demeuré étranger. Les imprécations des prophètes sont tombées de préférence sur des villes ou des tribus sémitiques. Les destructeurs d’Israël et de Juda, l’Assyrien et le Chaldéen, passent pour des Sémites ; et le libérateur de la maison d’Israël, celui que le Dieu de Juda appelait « son berger et son oint, » celui que Jéhovah a conduit par la main[1], Cyrus, est regardé comme Aryen. Que si, plus tard, les juifs se sont révoltés contre les Grecs d’Antiochus ou contre les Romains de Titus, ils s’étaient courbés devant Alexandre et devant Pompée ; et jamais, que je sache, le sanhédrin de Jérusalem n’a songé à disputer le monde à la phalange macédonienne ou à la légion romaine.

L’opposition fondamentale entre le Sémite et l’Aryen, force nous est d’y renoncer. Depuis qu’on connaît mieux l’Orient, et qu’on a étudié, de plus près, les peuples de langues sémitiques, on a vu surgir entre eux des différences de mœurs, de croyances, de gouvernement, qui ne permettent plus de leur attribuer le même génie. L’unité de l’esprit sémitique a été brisée ; la simplicité qu’on se plaisait à lui attribuer s’est évanouie. On a vu s’effacer, un à un, les traits, intellectuels ou moraux, dont on avait composé la figure idéale du Sémite ; et, du même coup, a disparu le contraste entre le Sémite et l’Aryen. Le génie sémitique, les instincts sémitiques, la civilisation sémitique, sont devenus des abstractions. A côté des Hébreux et des Arabes, il a fallu faire rentrer dans ce groupe tous les peuples voisins de langues analogues, non-seulement les Assyriens et les Chaldéens, mais le Phénicien et le Chananéen, les ennemis

  1. Isaïe, XLV, 2, 3.