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c’est bien une sorte de mue ou de métamorphose par où passe le judaïsme ; et, à bien compter, c’est la troisième ou la quatrième de sa longue histoire. C’est, en tout cas, la dernière et la plus difficile, celle qui doit l’amener à l’état parfait, si l’on peut ainsi dire. A semblable transformation, il y a, pour le judaïsme, une difficulté particulière : ses pratiques cérémonielles, ses rites, ses traditions ethniques ne sont point, pour lui, de simples enveloppes extérieures, dont il puisse se dépouiller à volonté. Ses pratiques, ses observances font plus ou moins corps avec lui. Deux choses surtout constituent une religion ; deux choses la font vivre et durer : les croyances et les rites, le dogme et le culte. Or, à l’inverse de la plupart des autres religions, — des religions contemporaines du moins, — le dogme, dans le judaïsme, tient peu de place ; son Credo est d’une telle simplicité, que l’y ramener tout entier, c’est presque le réduire à ce que le naïf optimisme de nos pères appelait la religion naturelle. J’en dirai autant de sa morale ; elle a passé dans les religions sorties de lui et dans les civilisations nourries de ses livres ; elle ne lui appartient plus en propre. La seule chose qui soit réellement à lui, c’est sa loi, ses pratiques rituelles. La loi forme vraiment la charpente, l’ossature de la religion d’Israël : elle seule lui donne du corps ; sans elle, le judaïsme risque de s’évaporer en vague déisme.

Plus d’un israélite, les jugeant surannées, regarde les observances légales et les pratiques cérémonielles comme vouées à disparaître peu à peu avec le vieil esprit talmudique. Il en est qui, après trois mille ans, rêvent pour la Thora de jeunes destinées. Ils attendent que Jéhovah rouvre la source du rocher de l’Horeb, et ils espèrent que son peuple ne sera plus seul à s’y désaltérer. Ayant dans la mission d’Israël la foi que lui conserve tout juif en son cœur, ils le croient appelé à faire, pour la seconde fois, au monde civilisé, devenu de nouveau incrédule à ses dieux, le don divin d’une religion, — et cette fois, d’une religion sans pratiques gênantes et sans dogmes durs à la raison, sans miracles ni mystères. Pour gagner le monde ancien au rigide monothéisme de la Thora, qu’eût-il fallu, leur semble-t-il ? Que le judaïsme contemporain de Philon et de Josèphe sût faire le sacrifice de ses rites nationaux. Ce n’est qu’à ce prix que la foi d’Israël eût pu conquérir l’univers. La circoncision a été la pierre d’achoppement où est venue butter la fortune de Juda ; le couteau de silex du péritomiste lui a coûté l’empire religieux de l’humanité. Pour que la synagogue ne fût pas évincée par l’église, il lui eût peut-être suffi d’un Saül de Tarse, qui lui apprît à rejeter ses chaînes rituelles. Le sacrifice qu’il n’a pas su faire, à la chute du Temple, Israël doit s’y résigner aujourd’hui ; il en sera quitte pour avoir perdu deux