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On peut signaler dans son livre quelques omissions, peut-être volontaires ; on n’y trouve jamais de longueurs. Curieux de tout, il ne dit que l’essentiel, et ses courtes descriptions sont toujours vives et intéressantes. Personne n’a mieux rendu que lui l’impression produite par le redoutable silence des forêts vierges, le sentiment de captivité qu’on y éprouve et qui donne aux sauvages qui les habitent des attitudes, des gestes et des regards de fauves en cage. Il nous raconte les violences des hippopotames solitaires, et l’ennui que causent au voyageur de petites abeilles sans aiguillon, qu’il doit se garder d’écraser sur sa joue, de crainte que l’odeur de leur miel n’attire sur lui tout un essaim. Il nous renseigne sur les fameux perroquets rouges, dont les parens et les frères sont gris, oiseaux rares, vrai jeu de la nature, qui se vendent très cher à la côte. Comme Stanley, il a rencontré dans l’épaisseur d’une forêt de mystérieux pygmées au teint jaune clair, aux beaux yeux avisés, aux lèvres rosées, armés de petits arcs et de petites flèches élégantes et empoisonnées. Ces petits êtres très défians, ayant reçu de lui des cadeaux, l’obligèrent par leurs pressantes sollicitations à accepter quelques racines de manioc, parce qu’un présent qui n’est pas payé de retour confère au donateur un pouvoir magique sur l’obligé.

Il nous parle aussi de l’effet extraordinaire, prodigieux, qu’il produisit sur des Bakubas qui lui vendaient de l’ivoire, en déroulant devant eux une pièce d’étoffe rouge. Cette couleur leur était inconnue, ils poussèrent un cri d’épouvante, se levèrent en sursaut, couvrirent leur visage de leurs mains et s’enfuirent à toutes jambes, comme s’ils avaient entendu une détonation, reçu un coup de pistolet dans les yeux. Je ne crois pas que M. de Wissmann soit gourmand, il ne faut pas l’être pour voyager chez les Baschilanges et les Batuas ; mais les curiosités culinaires l’intéressent. Il nous apprend qu’une fricassée de jeune crocodile est un mets assez délicat, et que les indigènes des bords du lac Nyassa sont très friands de moucherons, nommés coungou, qui s’abattent sur leur pays en épais tourbillons, qu’ils leur donnent la chasse, qu’ils en font une bouillie ou une friture, et qu’une tarte aux mouches est un de leurs régals favoris.

Mais si intéressans que soient les récits du major de Wissmann, si précieux que soient les renseignemens qu’il nous fournit sur les forêts vierges et sur les hommes, les singes, les oiseaux et les abeilles qu’on y trouve, son livre est moins un journal de voyage qu’un mémoire apologétique. Il avait, si je ne me trompe, deux intentions en l’écrivant. Et tout d’abord il tenait sans doute à se justifier de certaines inculpations graves, à prouver que certains reproches d’inhumanité qu’on lui adressait étaient mal. fondés. On l’accusait d’avoir pris, en 1887, des indigènes-sur les bords du Lulua, de les avoir arrachés à leurs familles pour les emmener jusqu’à l’île de Kavala et de les y avoir abandonnés