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eux un village abandonné et la plantation attenante. Je leur laissai 14 fusils, 12 chèvres, beaucoup de poules, du sel, des pioches, des haches, un peu de vaisselle… À Kavala, la terre est assez bonne, le lac est très poissonneux ; la rive, qu’on peut atteindre avec de petits canots, est riche en gibier. Je pouvais poursuivre ma route sans inquiétude sur l’avenir de mes gens. »

À la vérité, leur avenir était moins assuré que ne le pensait le major. La mission anglaise, craignant que les habitans ne les missent en servitude, jugea plus prudent de les expédier à Kibanga, au nord du lac, en les plaçant sous la protection plus efficace des pères blancs. Il faut accorder à M. de Wissmann le bénéfice des circonstances atténuantes. Ce fut sans doute bien à regret qu’il renonça au périlleux honneur de remmener ses hommes où il les avait pris, de reconduire sur les bords du Lulua tout son corps expéditionnaire. Plus d’une fois, au cours de son récit, il a rendu témoignage à l’étonnante faculté d’endurance des Balubas, et plus encore à la douceur, à la résignation des Baschilanges, à l’entier dévoûment avec lequel ils l’avaient servi. Depuis longtemps déjà, ces pauvres gens croyaient voir revivre en lui un de leurs anciens chefs, Kabassu-Babu, et ils lui en avaient donné le nom. Dans les mauvaises heures, quand les mères épuisées gémissaient de ne pouvoir plus allaiter leurs nourrissons, ils s’écriaient : « Ne nous plaignons pas ; Kabassu-Babu ne nous abandonnera jamais ; il nous tirera d’affaire, il nous conduira dans un endroit où nous pourrons manger. » Il a dû en coûter beaucoup à Kabassu-Babu de tromper, malgré lui, une confiance si touchante et si naïve.

J’ai dit que M. de Wissmann avait eu sans doute une double intention en écrivant son livre. Selon toute apparence, il a voulu s’excuser d’avoir abandonné en 1887 ses compagnons de route et ses soldats. Il a voulu aussi justifier la haine implacable qu’il porte aux Arabes, les terribles rigueurs qu’il a exercées contre eux depuis qu’il est au service de son pays et celles qu’il ne manquera pas d’exercer encore, dès qu’il sera de nouveau en activité. On croyait qu’il ne retournerait pas en Afrique. Il avait eu, comme on sait, de vifs démêlés avec Émin-Pacha et aussi avec le baron de Soden, nommé depuis peu gouverneur-général des possessions allemandes dans l’Afrique orientale. Tout, paraît-il, s’est arrangé. L’intrépide et guerroyant major consent à servir sous les ordres de M. de Soden en qualité de commissaire impérial, et soit qu’on le charge d’administrer le territoire adjacent au lac Tanganyka ou de conduire une campagne du côté du Victoria-Nyanza, on peut compter qu’avant peu les Arabes entendront parler sa poudre.

Sans contredit, ces Arabes de sang mêlé sont un peuple peu sympathique. Les métis ont souvent tous les défauts des deux races croisées dont ils proviennent, ils en ont plus rarement les qualités. On