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obstacle à la détermination des responsabilités. Or la première de ces propositions n’est pas soutenable : quand le jury de jugement aurait méconnu ses devoirs dans une affaire, en quoi cela dispense-t-il le jury d’accusation de remplir les siens dans l’autre ? Mais que penser de la seconde proposition ? D’abord la justice est instituée pour redresser, non pour suivre aveuglément l’opinion populaire ; ensuite il est faux, absolument faux, que la détermination des responsabilités soit impossible ou même difficile. Les organisateurs du lynching ont donné leurs noms, hautement avoué leurs exploits : « Tout l’univers les sait ; eux-mêmes en font gloire. » Le gouvernement italien a donc quelque raison de croire qu’on lui répond par un déni de justice.

M. Blaine fait sans doute observer à l’Italie que les familles des victimes peuvent saisir les tribunaux civils, comme le feraient en pareil cas les nationaux, d’une demande en dommages-intérêts. Elles ont même, il le reconnaît volontiers, une prérogative qui manque aux nationaux, tant il est vrai que, dans l’esprit même de la constitution américaine, le droit des gens ne refuse pas aux sujets étrangers domiciliés sur le territoire d’une puissance dont ils ne ressortissent pas, certaines garanties indépendantes de la loi territoriale commune ! Ces demandeurs peuvent, en leur qualité d’étrangers, par application de l’acte constitutionnel (art. 3, sect. II), s’adresser aux tribunaux fédéraux. Mais, outre que le sang ne se paie pas toujours avec de l’or et qu’une simple réparation pécuniaire ne suffit peut-être pas à venger certaines offenses, a-t-on réfléchi que, même devant les tribunaux fédéraux, la question de fait serait encore, si nous ne nous trompons, résolue par un jury[1] ? Qu’attendre, par exemple, d’un verdict du jury tranchant une question de fait agitée devant la cour de district (fédérale) de la Louisiane ? Alors même qu’on saisirait la cour suprême, les défendeurs étant citoyens des États-Unis, il faudrait encore, si nous entendons bien l’article 689 des Revised statutes of the United States, que les questions de fait fussent résolues par un jury ! Que d’obstacles à la réparation définitive, même purement pécuniaire ! Depuis que le fantôme de l’instruction criminelle s’est évanoui, la perspective lointaine de cet autre recours théorique, probablement illusoire, peut-elle suffire au gouvernement italien ? On comprend qu’elle ne lui suffise pas.

  1. Toute question de fait agitée devant une cour de district doit être décidée par un jury, excepté dans les causes d’Equity ou de juridiction maritime et d’amirauté. Or, en général, l’Equity ne régit que les procès suscités par une question de propriété. Dans certains états, il est vrai, les parties peuvent écarter le jury civil, même quand il s’agit d’appliquer la common law, mais seulement d’un commun accord.