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Page:Revue des Deux Mondes - 1891 - tome 105.djvu/42

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moyens, la ruse et la violence, la séduction et la terreur ; le calcul de la lassitude, des anxiétés et du désespoir dans l’adversaire ; d’abord, la menace, le grondement prolongé, puis l’éclair subit et les coups multipliés de la foudre, toutes les brutalités de la force : les États pontificaux envahis en pleine paix, Rome militairement occupée par surprise, le pape cerné dans le Quirinal ; au bout d’un an, le Quirinal enlevé par un coup de main nocturne, le pape saisi, expédié en poste à Savone, et là séquestré, prisonnier d’État sous un régime presque cellulaire[1], assiégé par les sollicitations et les manœuvres de l’adroit préfet qui le travaille, du médecin vendu qui l’espionne, des évêques serviles qu’on lui dépêche, seul avec sa conscience contre les questionnaires qui se relaient, soumis à des tortures morales aussi savantes et aussi fortes que les anciennes tortures physiques, à une torture si continue et si croissante qu’il se sent défaillir, perd la tête, « ne dort plus, ne parle presque plus, » arrive au seuil et au-delà du seuil « de l’aliénation mentale[2] ; » puis, au sortir de crise, le malheureux vieillard obsédé de nouveau, à la fin, après trois ans d’attente, emmené encore une fois brusquement et de nuit, au secret et incognito sur toute la route, sans répit ni pitié, quoique malade, sauf un arrêt dans les neiges à l’hospice du Mont-Cenis, où peu s’en faut qu’il ne meure ; remis en voiture au bout de vingt-quatre heures, courbé en deux par la souffrance, et toujours ainsi, sans arrêt, sur le pavé de la grande route, tant qu’enfin, presque mourant, on le dépose à Fontainebleau, où Napoléon veut l’avoir sous la main pour opérer sur lui, de sa main. « C’est[3] vraiment un agneau, dira-t-il lui-même, un bon homme, un véritable homme de bien, que j’estime, que j’aime beaucoup. »

Sur cette âme douce, candide et sensible, un tête-à-tête improvisé sera peut-être efficace ; n’ayant jamais connu la rancune, Pie VII se laissera toucher par des façons affectueuses, par un ton de respect filial, par des caresses ; il subira l’ascendant personnel de Napoléon, le prestige de sa présence et de sa conversation,

  1. D’Haussonville, IV, 121 et p. suivantes. (Lettres du préfet, M. de Chabrol, lettres de Napoléon non insérées dans la Correspondance, récit du docteur Claraz.) 6,000 fr. de gratifications à l’évêque de Savone, 12,000 francs de traitement au docteur Porta, médecin du pape. « Le docteur Porta, écrit le préfet, parait disposé à nous servir indirectement de tout son pouvoir… On fait en sorte d’émouvoir le pape, soit par les gens qui l’approchent, soit par tous les moyens qui sont en notre pouvoir. »
  2. D’Haussonville, ibid. (Lettres de M. de Chabrol, li et 30 mai 1811.) « Le pape est tombé dans une complète absorption… Le médecin redoute pour lui une crise d’hypocondrie… Sa santé et sa raison sont altérées. » — Puis, quelques jours après : L’état d’aliénation mentale est passé. »
  3. Mémorial (17 août 1816).