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monde aurait été la même sous tous les autres rapports, si l’idée, le sentiment et le désir n’avaient jamais nulle part existé : le soleil et les étoiles auraient accompli leurs mêmes révolutions, et, comme l’astronomie céleste, l’astronomie cérébrale aurait présenté les mêmes phases, aux mêmes lieux, aux mêmes points de la durée.

Bien plus, non-seulement nos états de conscience sont sans action dans l’histoire générale du monde, ils sont encore, selon cette doctrine, sans la moindre action l’un sur l’autre ; il n’en est aucun qui soit la condition du suivant, ils ont tous pour unique condition des changemens extérieurs. Si je veux retirer ma main du feu, ce n’est pas parce que je souffre et que, simultanément, il se passe dans mon cerveau tels et tels phénomènes ; c’est parce que les molécules cérébrales sont, en dehors de toute raison « psychique, » dans telles situations réciproques, animées de tels mouvemens tout physiques ; la série des conditions est exclusivement cérébrale et matérielle ; il n’y a dans le mental que du conditionné, jamais du « conditionnant, » que les ombres des ressorts efficaces, jamais les ressorts mêmes. Cette complète inertie du mental en entraîne la complète superfluité. Les idées, les sentimens et les désirs sont des mystères incompréhensibles ; ils naissent de rien, ils ne servent à rien, ils ne laissent derrière eux aucunes conséquences. C’est le scandale de la nature, qui pourrait se passer de ces parasites et qui cependant arrive, on ne sait comment, à produire cette superfétation, la pensée, pour le seul plaisir ou la seule douleur d’y venir contempler sa propre image et de se demander avec Hamlet s’il ne vaudrait pas mieux ne pas être que d’être ?

Ouvrez les livres de la plupart des physiologistes et médecins de notre époque, surtout de ceux qui se rattachent, en France, à l’école de Paris, en Angleterre, à la doctrine de Spencer, de Maudsley et de Huxley ; vous retrouverez sans cesse ces expressions qui ont fait fortune : la pensée est un « épiphénomène, » la pensée est un « fait surajouté, » un « surcroît, » un « luxe, » un « accessoire. »

Les découvertes sur l’hypnotisme ont semblé, à première vue, confirmer cette hypothèse et nous réduire, sous le rapport mental, à des automates inertes : — Voici l’homme-machine de La Mettrie, ont dit les physiologistes ; nous en démontons et en remontons devant vous les rouages ; nous n’avons qu’à presser tel ressort pour le faire agir, tel autre pour le faire parler ; bien plus, nous lui faisons exécuter, une fois réveillé, des actes qu’il attribue à sa volonté propre, quand c’est nous qui tenons le fil de cette marionnette humaine.

Cependant, à y regarder de plus près, ne découvrirait-on pas que les états de conscience sont toujours les vrais ressorts qui meuvent