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réagissent néanmoins. Bien plus, elles peuvent réagir sur nos gestes mêmes, car, si nous ne trouvons pas réussie la silhouette voulue, nous modifions le geste pour l’adapter à la silhouette. ; la petite ombre chinoise a donc coopéré, selon ses moyens, à la comédie, — plus heureuse que la pensée même du comédien, qui, selon la théorie en question, ne ferait absolument rien, elle, et qui, au moment où elle semble tout diriger, ne serait, pour ainsi dire, qu’une ombre chinoise absolue !

Voilà ce que nous ne pouvons admettre ; voilà ce qui nous fait considérer la théorie exclusivement mécaniste comme une fantasmagorie. Pour nous, le monde est un ; il n’y a pas d’un côté des réalités, de l’autre des ombres ; d’un côté des phénomènes et de l’autre des « épiphénomènes ; » d’un côté des conditions physiques nécessaires et de l’autre des représentations mentales superflues, qui, à leur superfluité, ajouteraient le singulier privilège de souffrir quand la machine va mal, quoique cette souffrance ne serve absolument à rien ! C’est comme si le thermomètre qui enregistre passivement la fièvre était seul à en souffrir ; il pourrait s’écrier alors : — Puisque je n’y peux rien et que ce n’est point ma faute, la nature aurait bien dû m’épargner cette façon incommode de refléter les affaires d’autrui.

Ou il n’y a dans le monde aucune vraie causalité ni activité, et alors le physique est à la même enseigne que le mental : il n’agit pas davantage, puisque rien n’agit ; ou il y a réellement dans le monde des causes et effets, tout au moins des conditions qui se conditionnent réciproquement, et alors les phénomènes mentaux, par cela même qu’ils sont conditionnés, doivent à leur tour conditionner d’autres phénomènes ; tout au moins doivent-ils se conditionner entre eux. Par exemple, la sensation de la chaleur doit être une condition préalable de la souffrance causée par une brûlure, et cette souffrance doit être la condition de mon aversion pour le feu, laquelle est exprimée physiquement par un mouvement de recul. On aura beau dire que la représentation mentale est un pur effet ; dans le domaine de la causalité, c’est la réciprocité qui règne : il n’y a point d’effet qui ne soit cause à son tour, il n’y a point d’action subie sans réaction exercée, de coup donné sans coup reçu ; il n’y a point de conditionné qui ne prenne sa revanche en conditionnant quelque chose. Il n’y a donc ni appétition sans mouvement, ni mouvement sans une obscure appétition ; le mouvement est un extrait du phénomène total, l’appétition en est un autre extrait, avec cette différence que l’appétition représente quelque chose de beaucoup plus fondamental et qu’elle est, pour le philosophe, la vraie cause.