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Par le vœu d’obéissance, il livre toute sa personne à une double autorité, l’une écrite, qui est la règle, l’autre vivante, qui est le supérieur charge d’interpréter, appliquer et faire observer la règle ; sauf le cas inouï où les injonctions du supérieur seraient expressément et directement contraires à la lettre de cette règle[1], il s’interdit d’examiner, même dans son for intérieur, les motifs, la convenance, l’opportunité de l’acte qui lui est prescrit ; il a d’avance aliéné ses volontés futures, il abandonne le gouvernement de lui-même; désormais, son moteur interne est hors de lui et en autrui. Par suite, les initiatives imprévues et spontanées de son libre arbitre disparaissent de sa conduite, pour faire place à un ordre prédéterminé, obligatoire et fixe, à un cadre enveloppant dont les compartimens rigides enserrent l’ensemble et les détails de sa vie, à la distribution anticipée de son année, semaine par semaine, et de sa journée, heure par heure, à la définition impérative et circonstanciée de toute son action ou inaction, physique ou mentale, travail et loisir, silence et paroles, prières et lectures, abstinences et méditations, solitude et compagnie, lever, coucher, repas, quantité et qualité de la nourriture, attitudes, saluts, façons, ton et formes du langage, bien mieux, pensées muettes et sentimens intimes. De plus, par la répétition périodique des mêmes actes aux mêmes heures, il s’enferme dans un cycle d’habitudes qui sont des forces, et des forces croissantes, puisqu’elles mettent incessamment dans le même plateau de sa balance intérieure le poids croissant de tout son passé. Par la communauté de l’habitation et de la table, par la prière faite en commun, par le contact incessant des autres religieux de la même observance, par la précaution qu’on a de lui adjoindre un compagnon lorsqu’il sort et deux compagnons quand Il réside à part, par ses retours et séjours à la maison mère, il vit dans un cercle d’âmes tendues au même degré, par les mêmes moyens, vers la même fin que lui-même, et dont le zèle visible entretient le sien. — En cet état, la grâce abonde; on appelle ainsi l’émotion sourde et lente, ou surprenante et brusque, par laquelle le chrétien entre en communication avec le monde invisible ; c’est une aspiration et une attente, un pressentiment et une divination, parfois même une perception nette. Manifestement, cette grâce est à moindre distance, presque à portée, pour les âmes qui, par toute la teneur de leur vie, travaillent à l’atteindre; elles se sont closes du côté de la terre; partant, elles ne peuvent plus regarder et respirer que du côté du ciel.

A la fin du XVIIIe siècle, l’institution monastique n’avait plus cet effet; déformée, affaiblie et discréditée par ses abus, surtout dans

  1. Prœlectiones juris canonici, II, 268.