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même, qui est le maintien de sa domination sur toutes les âmes qu’il s’est acquises, et la conquête de toutes les âmes sur lesquelles il n’a pas encore établi sa domination.

Rien de plus choquant pour l’État français ; lui aussi, bâti, comme l’Eglise, d’après le modèle romain, il est autoritaire et absorbant. Aux yeux de Napoléon, tous ces prêtres qu’il nommait ou agréait, qui lui avaient prêté serment, qu’il payait à l’année et par trimestre, lui appartenaient à double titre, d’abord à titre de sujets, ensuite à titre de commis. Ses successeurs sont encore enclins à penser de même ; entre leurs mains, l’État est toujours tel qu’il l’a fait, c’est-à-dire accapareur, persuadé que ses droits sont illimités et que partout son ingérence est légitime, habitué à gouverner le plus qu’il peut et à ne laisser aux individus que la moindre part d’eux-mêmes, hostile aux corps qui pourraient s’interposer entre eux et lui, défiant et malveillant à l’endroit de tous les groupes capables d’action collective et d’initiative spontanée, surtout à l’endroit des corps propriétaires. Constitué par lui-même en surveillant quotidien, en tuteur légal, en directeur perpétuel et minutieux des sociétés morales comme des sociétés locales, usurpateur de leurs domaines, entrepreneur ou régulateur de l’éducation et de la bienfaisance, il est en conflit inévitable avec l’Église. Celle-ci, de toutes les sociétés morales, est la plus vivace : elle ne se laisse point asservir comme les autres, elle a son âme en propre, sa foi, son organisation, sa hiérarchie et son code; contre les droits de l’État fondés sur la raison humaine, elle allègue ses droits fondés sur la révélation divine, et, pour se défendre contre lui, elle trouve justement dans le clergé français, tel que l’État l’a fait en 1802, la milice la plus disciplinée, la mieux enrégimentée, la plus capable d’opérer avec ensemble sous une consigne, et de suivre militairement l’impulsion que ses chefs ecclésiastiques veulent lui donner.

Ailleurs, le conflit est moins permanent et moins aigu; les deux conditions qui l’exaspèrent et l’entretiennent en France manquent l’une ou l’autre, ou toutes les deux. Dans les autres pays de l’Europe, l’Église n’a pas subi la forme française, et les difficultés sont moindres; aux États-Unis d’Amérique, non-seulement elle n’a pas subi la forme française, mais l’État, libéral par principe, s’interdit les ingérences de l’État français, et les difficultés sont presque nulles. Manifestement, si l’on voulait atténuer ou prévenir le conflit, ce serait par la première ou la seconde de ces deux politiques. Mais, par institution et tradition, l’État français, toujours envahissant, est toujours tenté de prendre les voies contraires[1]. — Tantôt,

  1. Son principal moyen d’action est le droit qu’il a de nommer les évêques. Mais c’est le pape qui les institue; en conséquence, le ministre des cultes doit au préalable s’entendre avec le nonce, ce qui l’oblige à ne nommer que des candidats corrects pour la doctrine et les mœurs; mais il évite de nommer des ecclésiastiques éminens, entreprenans, énergiques; une fois institués, comme ils sont inamovibles, ils lui causeraient trop d’embarras. Tel, par exemple, M. Pie, évêque de Poitiers, nommé par M. de Falloux au temps du prince-président et si incommode pendant l’Empire; il fallut, pour lui tenir tête, mettre à Poitiers le préfet le plus habile et le plus fin, M. Levert ; pendant plusieurs années, ce fut entre eux une guerre acharnée sous des formes décentes ; chacun d’eux jouait à l’autre des tours très désagréables et très ingénieux. A la fin, M. Levert, qui venait de perdre sa fille, dénoncé en chaire et atteint dans la sensibilité de sa femme, fut obligé de quitter la place. (Ceci est à ma connaissance personnelle; de 1852 à 1867, j’ai visité cinq fois Poitiers.) Aujourd’hui, les catholiques se plaignent de ce que le gouvernement ne nomme comme évêques et n’agrée comme curés de canton que des hommes médiocres.