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quand il en est question, nous avons aujourd’hui l’habitude de l’accompagner de quelque épithète désobligeante : nous disons que c’est un latin barbare, nous l’appelons le bas-latin. Barbare, si l’on veut : mais il avait une grande qualité, c’est qu’il était vivant. À cette époque, on apprenait le latin comme nous apprenons actuellement l’anglais ou l’allemand : on se servait à cet effet de listes de mots qui étaient destinées à être sues par cœur, de ces listes que les érudits recherchent aujourd’hui dans les manuscrits parce que les mots latins sont souvent accompagnés de leur traduction interlinéaire en vieux français, en vieil allemand, en irlandais. On apprenait par cœur des dialogues correspondant aux différentes situations de la vie, comme il s’en compose encore de nos jours. On avait, en outre, quantité d’ouvrages aux titres un peu bizarres, tels que le Florista, le Modista, la Gemma gemmarum, le Cathomicon, le Grécisme d’Evrard de Béthune, et surtout le Doctrinal d’Alexandre de Villedieu, qui étaient comme des encyclopédies du latin. Enfin, on se mettait dans la tête force sentences de toute espèce, particulièrement celles qui avaient cours sous le nom de Caton[1]. Grâce à une étude prolongée pendant une longue série d’années, on arrivait à manier le latin, non-seulement par écrit, mais de vive voix. Il le fallait, car pour les sujets un peu abstraits la langue vulgaire faisait défaut, et la nécessité du latin s’imposait.

Si je ne me trompe, nous sommes quelque peu injustes pour tout ce grand travail. Nous reprochons aux docteurs du XIIIe siècle d’avoir employé des termes que Cicéron n’aurait pas compris : mais ils ne s’adressaient pas à Cicéron; ils s’adressaient à leurs contemporains. Pour nommer des objets inconnus des anciens, force était bien de créer des vocables nouveaux, si l’on ne voulait pas vivre éternellement dans la périphrase. Un règlement de l’université de Paris, de 1280, sur la tenue et le costume des professeurs, leur défend de porter sotulares laqueatos[2]. L’expression peut, au premier abord, nous dérouter; mais elle n’a, au fond, rien que de naturel : il s’agit de souliers lacés. Comment aurait-on dit autrement?.. Pour prendre quelque chose de plus relevé, ces termes essentia, existentia, quantitas, qualitas, identitas, dont toutes les langues modernes ont hérité, nous viennent des écoles du XIIe et du XIIIe siècle : c’est pure ingratitude de les leur reprocher. Un savant de mes amis, qui passe sa vie à étudier le moyen âge et à en médire, me citait avec indignation ces deux mots : sentimentum caritatis, qu’il venait de trouver dans un texte. Il est vrai qu’ils n’ont rien de classique : mais si le sentiment de la charité, comme

  1. Il s’agit d’un Dionysius Cato qui vivait au IIIe ou IVe siècle après Jésus-Christ.
  2. Cartulaire de l’université de Paris, I, p. 586.