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Page:Revue des Deux Mondes - 1891 - tome 105.djvu/613

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allemand ; » les fades adorateurs qu’elle rencontre dans le monde la mettent en gaîté, et sa plume laisse tomber cette phrase ravissante : « Un petit chat qui vient filer sur mes genoux me fait plus de plaisir qu’un bel esprit qui me loue. » — Elle recherchera de préférence la société des petites gens, des paysans, et se fera une tête de souper avec son frère Ditie à la ferme de Zuylen, un soir de moisson :

« Je viens de souper avec quatre-vingt-dix paysans et paysannes ; les paysans avaient battu tout le jour une certaine graine dont je ne sais pas le nom ; jugez comme ils avaient chaud ; mais notre paysan, le maître du logis, était si aise de me voir là assise à côté de lui, il posait de si bonne foi ses mains suantes sur les miennes, sa femme faisait avec tant de plaisir les honneurs à mon frère et à moi, nos domestiques aussi trouvaient si plaisant d’être à table avec nous, que cette fête n’a pas laissé de me paraître agréable; je me suis comparée un moment à Julie avec orgueil. De danser pourtant il n’y avait pas moyen. On s’embrasse avec une lenteur, un sens froid, une innocence, dignes du meilleur âge, dignes aussi de notre flegmatique pays. On dirait que le galant et la fille se parlent en confidence; elle ne se défend point. Tous deux ne bougent non plus que des piliers. Tout le bal était muni de petites pipes; c’était une fumée !.. »

Vingt traits pareils nous la montrent bonne et cordiale envers tous; aussi est-elle chérie des domestiques, qui pour elle « trahiraient son père et sa mère. » « Hier, dit-elle, un laquais me donna une rose qu’il avait cherchée pour moi ; je trouvai que cela rachetait vingt négligences et que l’on était heureux et bon à proportion que l’on procure plus de sentimens agréables à tout être capable de sentiment... Il ne doit jamais être égal de donner un plaisir ou de ne le point donner... Mes lettres ne peuvent vous faire un bien grand plaisir, c’est la rose qu’on me donna, mais je fus sensible à la rose. »

Plus tard, à Colombier, elle aimait à s’entretenir avec les simples gens du peuple, avec les bonnes femmes qui venaient « en journée » chez elle, à s’occuper des pauvres, à soigner les menus intérêts de ses serviteurs, à donner, comme dirait don César de Bazan, « un peu de joie aux créatures ; » et la morgue aristocratique était si étrangère à l’auteur de Caliste que, dans un méchant pamphlet publié à Lausanne, on lui reprocha de vivre sur un pied trop familier avec sa femme de chambre.

Cette personne si naturelle aime la nature; de nos jours, il n’y a plus à cela grand mérite, mais on est charmé de rencontrer, sous la date de 1760, des traits comme celui-ci :