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je crois mon esprit au-dessus de tout ; on trouve mauvais que je veuille savoir plus que la plupart des femmes, et on ne sait pas que, très sujette à une noire mélancolie, je n’ai de santé, ni pour ainsi dire de vie, qu’au moyen d’une occupation d’esprit continuelle. Je suis bien éloignée de croire que beaucoup de science rende une femme plus estimable, mais je ne puis me passer d’apprendre ; c’est une nécessité où m’ont mise mon éducation et ma façon de vivre… Pour un trône je ne renoncerais pas à ce qui m’occupe dans ma chambre. Si je n’apprenais plus rien, je mourrais d’ennui… Songez que mes goûts ont tenu bon contre le préjugé, contre le ridicule dont on a voulu me couvrir mille fois, contre l’exemple de paresse et de stupidité que les trois quarts et demi de mes compatriotes me donnent, contre l’air pesant de ce pays. »

Son correspondant, qui n’a pas rencontré beaucoup de jeunes filles pareilles, se permet d’insinuer que le professeur de mathématiques doit être quelque séduisant jeune homme. Elle riposte par ce libre croquis, tracé plutôt par Henriette que par Philaminte : « Si j’ai parlé de lui comme d’un Saint-Preux, j’ai parlé étrangement. Connaissez-vous rien de moins ressemblant à Saint-Preux qu’un petit homme de plus de cinquante ans, coiffé tout de travers d’une vieille perruque rousse, chaussé de gros bas de laine en toute saison, aussi malpropre qu’un capucin, et qui, dès qu’il ouvre la bouche, fait tomber une pluie sur moi et sur mon papier… »

Décidément, elle aimait les mathématiques !..


II.

Quelques visiteurs illustres venaient parfois rompre la monotonie de la vie hollandaise. C’est ainsi que le jeune roi de Danemark, Christian VII, qui faisait un voyage d’instruction à travers l’Europe, séjourna à La Haye en 1768. Isabelle lui fut présentée et se promena avec lui dans les jardins de Termeer ; mais elle eut bientôt pris sa mesure, à en juger par le récit de l’entrevue qu’elle adresse à son confident :

« Nous avons vu hier le roi de Danemark… Il a l’air de n’avoir que quinze ans tout au plus, quoiqu’il en ait presque vingt. Il est blond et blanc à l’excès ; je ne sais quelle physionomie il a, ni même s’il en a une. Il voudrait être poli, mais il ne sait que dire… Il avait plu ; je plaignais, en riant, le sort de mes souliers, qui étaient fort jolis. Sa Majesté ne regarda plus que mes souliers et ne me parla d’autre chose. On dit qu’il a avec lui des filles habillées