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me laissa tout enivrée de ma petite faveur et enchantée de lui : l’un augmentait l’autre mutuellement.

« Comme je ne pense pas que vous l’ayez jamais vu, il faut encore vous dire sa figure. Le prince n’est ni grand, ni beau, ni joli ; ses grands yeux fixes et pénétrans faisaient baisser les miens, qui ne sont pas pourtant des plus timides ; mais le ton est si honnête qu’il adoucit le regard, la contenance est si noble et si fière qu’elle rehausse la taille; l’habillement a l’air de se trouver par hasard et sans aucun soin riche et le plus convenable du monde ; les manières sont sans apprêt et telles qu’il serait impossible d’y trouver rien à redire ; ainsi tout va bien, et cette petite figure se tire aussi bien d’affaire que la plus belle.

« A son retour à La Haye, il par la beaucoup de Zuylen et de moi. On donna une fête le 23 ; quelques jours auparavant, il dit à ma sœur qu’il ne doutait pas que j’y vinsse, qu’il le souhaitait beaucoup, qu’il la priait de me l’écrire et de me faire ses complimens. Il n’y eut pas moyen de résister. Nous arrivâmes, ma mère et moi, la veille du bal, et comme je vins au bal fort tard, tout le monde me dit que le prince Henri n’avait cessé de me demander et de me chercher. Le prince d’Orange me mena auprès de lui, et il se leva de son jeu pour me dire toutes les honnêtetés possibles. Vous auriez dû voir combien les dames de La Haye étaient surprises, et combien Mme de Bosselaer me trouvait importune quand le prince me parlait ! Les places à la comédie étaient prises pour le lendemain depuis quinze jours ; mais le prince de Prusse mit toute notre cour d’Orange en mouvement pour nous en trouver, à ma mère et à moi ; le paresseux Marcet courut de tous côtés à perdre haleine, et nous fit recevoir enfin dans la loge de l’ambassadeur de France, que nous n’avions jamais vu. Je fis donc connaissance avec M. de Breteuil à la comédie, et j’en fus fort contente, quoiqu’il n’ait pas voulu faire de visite au prince Henri, parce que celui-là n’en veut point rendre. L’ambassadeur n’a pas même voulu se faire présenter à lui pendant le bal, et, le prince le saluant d’une légère inclination de tête, selon sa coutume (il était au jeu), M. de Breteuil, qui était debout, a eu soin, dit-on, en rendant le salut, que sa tête ne se baissât pas davantage. Cela me parait puéril. Le prince me parait fier, mais d’une fierté pour ainsi dire innée, qu’on ne se donne pas, mais qu’on a reçue avec le rang, qui n’annonce pas l’orgueil et ne ressemble pas à l’arrogance. Je crois que M. de Breteuil veut être haut et simple. Vous savez que ces sortes d’intentions sont difficiles à cacher. De peur de me paraître doucereux et prometteur, il me tint rigueur sur une petite modeste sollicitation que je lui adressais pour un jeune Français aimable et malheureux qui nous est venu voir cinq ou six fois : je ne demandais rien pour