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allégorie assez vague. Le peintre s’est inspiré de quelques lignes de Baudelaire, dans lesquelles Baudelaire s’était souvenu de Dante; il a pensé aussi au tableau de M. Cormon au musée du Luxembourg. Sa caravane, comme celle des fils de Gain, marche dans le désert; en tête, un jeune homme nu, portant une statuette de la Victoire; à côté, un franciscain, la tête encapuchonnée, les yeux en extase; plus loin, une sorte d’Hercule enchaîné de guirlandes fleuries que mène, à califourchon sur son dos, une ribaude fardée au rire bestial, une mère souffreteuse qui allaite son enfant, et ainsi de suite. Tous ces fantômes, toutes ces victimes des passions nobles ou honteuses, du devoir ou de l’espérance, s’avançant d’un pas accablé vers un but invisible, sont également transpercés et comme dévorés par la lumière intense d’un ciel matinal, mais déjà chauffé à blanc, et, bien que la facture du peintre soit plutôt lourde et plâtreuse, perdent, dans cette extrême clarté, jusqu’à l’apparence de toute épaisseur. Il est juste de reconnaître que la distribution de cette lumière inexorable est faite avec intelligence, que cette procession étrange, conduite par une Gloire et une Foi aux grandes ailes, produit, à l’abord, un effet assez vif, d’un ordre élevé. M. Henri Martin est un rêveur qui aime son rêve et qui le suit. Cette spontanéité et cette personnalité d’imagination nous élèvent donc fort au-dessus des banalités courantes ; mais, si l’on interroge en particulier chaque figure de ce groupe, c’est alors qu’éclate l’insuffisance du système d’atténuation et d’effacement suivi par M. Henri Martin à l’exemple de tant d’autres. Les corps manquent de construction, les attitudes sont à peine définies; la signification claire des personnages, c’est-à-dire ce qui importe en un sujet semblable, n’est donnée ni par leur allure, ni par leur physionomie, ni par les accessoires. C’est exactement le contraire de ce qui se faisait autrefois. Lorsqu’un poète comme Dante ou Pétrarque, lorsqu’un peintre comme Botticelli, Michel-Ange, Rubens, s’en prenait à quelque vision allégorique, il s’efforçait d’apporter d’autant plus de précision, de plasticité, de coloration dans son rendu que la conception était plus obscure, et il croyait ainsi avec raison donner une séduction plus formidable ou plus charmante à son rêve par la vraisemblance des apparences. M. H. Martin pense-t-il qu’en déterminant avec plus de netteté, par un dessin plus ferme, par un modelé plus serré, par des détails mieux choisis, le caractère de tous ces hallucinés, il eût diminué l’impression poétique que peut produire sur nous leur procession poussiéreuse? C’est une erreur dont il reviendra, sans doute, à mesure qu’il prendra mieux possession de lui-même et saura mieux dégager sa personnalité, déjà visible et intéressante, des brouillards dans lesquels elle se débat encore.