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les deux cuisinières assises au Coin du feu de M. Constantin Le Roux, dans les enfans pauvres réunis autour d’une table mal garnie, dans la Pauvreté par M. Felbinger, dans les deux amoureux de la Très vieille histoire de M. Joseph Enders. Presque partout les noirceurs sont tempérées et atténuées, mais elles reprennent toutes leurs audaces et leurs brutalités dans l’Air favori, scène hongroise de M. Munkacsy. C’est un de ces intérieurs de cabarets remplis de paysans aux costumes singuliers aux visages rudes et expressifs, comme M. Munkacsy en a déjà peints jadis. Est-ce une erreur de notre souvenir ? II nous semble qu’autrefois les ombres de M. Munkacsy étaient moins opaques et ses clartés moins froides, qu’autrefois ses personnages avaient l’air plus réels et plus vivans. Il est vrai que depuis vingt ans nos yeux se sont désaccoutumés des sauces brunes et jaunes au moyen desquels on croyait naguère imiter les vieux chefs-d’œuvre. Caravage et Ribera eux-mêmes, les savans apôtres du noir, auraient quelque peine à rassembler de nombreux disciples, malgré leurs puissantes qualités. Peut-être devenons-nous injustes pour cette façon violente de présenter les choses qui trouvait jadis tant d’admirateurs.

Le goût public va évidemment aux choses claires, et ce serait tout profit si, sous prétexte de distinction, on ne lui faisait accepter, pour choses claires, des vapeurs à peine colorées et des brumes prêtes à fondre. L’inconsistance des formes, nous ne cesserons de le répéter, n’est pas une conséquence nécessaire de la diffusion lumineuse. Quel mal y aurait-il à ce que M. Le Sidaner, dans sa Bénédiction de la mer, et M. Dessar, dans son Départ pour la pêche, deux toiles bien ordonnées et bien présentées, dans lesquelles ne manquent ni les attitudes émues, ni les gestes exacts, ni les accords subtils de colorations, eussent tous les deux, M. Dessar surtout, donné plus de solidité à leurs dessous? On pourrait peut-être réclamer encore quelque chose sur ce point à MM. Walter Gay et Laurent-Desrousseaux, mais leurs deux toiles sont si distinguées par d’autres côtés qu’on se ferait scrupule d’insister. Dans le Plain-Chant, de M. Walter Gay, un groupe de jeunes pensionnaires, longues et minces, dans leurs sarraux d’un gris bleu, debout dans une chambre de couvent, chante sous la direction d’une religieuse. La pièce, à travers les rideaux blancs, est toute baignée d’une clarté légère et tendre dans laquelle s’exaltent doucement la fraîcheur de tous ces visages vierges et la simplicité de leurs toilettes naïves. C’est un spectacle aimable et charmant, et, pour faire bien vivre ces figures de grandeur naturelle, la brosse de M. Gay, moins pointilleuse et moins saccadée, s’est promenée sur sa grande toile avec la liberté et la largeur qui conviennent en semblables occasions. Il y a plus de timidité dans le faire de M. Laurent-Desrousseaux,